Les cadres 20 ans après
Enfants chéris des annonceurs dans les années soixante-dix et quatre-vingt, les cadres ont été touchés de plein fouet par la crise économique du début des années quatre-vingt-dix... jusqu'à y perdre une partie de leur identité. Que représente, en effet, un tel statut quand on n'est plus épargné par les plans sociaux ? Surtout, comment se distinguer lorsqu'on constitue, selon les derniers résultats de l'étude d'Ipsos La France des cadres actifs (FCA), qui fête cette année ses vingt ans, une cible de quelque 6 278 000personnes, soit près du quart de la population active française ? On est loin des 500 000individus recensés il y a 35ans quand Jean-Louis Servan-Schreiber créa à leur intention le magazineL'Expansion...
Une cible hétéroclite
« Le terme de cadre est de moins en moins approprié, il faut en parler au pluriel »,reconnaît Paul Bouffartigue, sociologue et chargé de recherches au Laboratoire d'économie et de sociologie du travail à l'Université d'Aix-en-Provence (1) (lire l'entretien p. 54). «Mais il ne faut pas dire que les cadres n'existent plus, ils représentent encore une réalité, ne serait-ce que par le statut, la représentation sociale ou la symbolique dans l'organisation syndicale. »Ils demeurent d'ailleurs, selon Kevin Benharrats, directeur commercial adjoint de Prisma Presse (2), qui publie les magazinesCapitaletGéo,l'une des principales cibles du marché publicitaire.« Ce n'est pas une population homogène, mais elle se réunit autour d'un certain nombre d'éléments comme le salaire ou la formation. Pour les annonceurs, cette catégorie permet de s'adresser à une population importante : avec de tels grands agrégats, ils savent où ils vont et ce qu'ils achètent. »
Néanmoins, la cible des cadres reste hétéroclite. Qu'y a-t-il de commun entre un dirigeant d'entreprise, un cadre de la fonction publique, le patron d'une société de moins de dix salariés, l'ingénieur commercial d'une multinationale ou l'agent de maîtrise promu au mérite ou à l'ancienneté ? Leur façon de vivre, leurs habitudes de consommation et leurs références culturelles ne sont pas les mêmes. Pourtant, ce sont tous des cadres, selon le critère d'Ipsos.« C'est pour éviter cet écueil que nos résultats sont communiqués sur plusieurs cibles : les Dirigeants et Cadres, les Dirigeants et Cadres en entreprise, les Cadres hors entreprise et les Décision Influence,explique Olivier Daufresne, directeur du pôle Mesure des médias chez Ipsos Médias.La cible Ensemble est certainement la moins utilisée de toutes. »D'ailleurs, ce n'est pas un hasard si les comptages de l'Insee et de l'Association pour l'emploi des cadres (Apec) sont nettement inférieurs à ceux de l'institut (lire l'encadré).
Nouvelle classification après les 35 heures
Difficile, dans ces conditions, de s'y retrouver. Et la loi Aubry du 13juin 1998 sur les 35 heures n'a pas simplifié les choses en introduisant une nouvelle classification : les cadres de direction ont ainsi été exemptés de la réduction du temps de travail et les modalités d'application distinguent les cadres au forfait jour, dits« autonomes »,et les cadres intégrés à l'entreprise.« Cette répartition est significative d'un mouvement d'éclatement,estime Jacky Chatelain, directeur général de l'Apec (3).Cette loi fait apparaître des cadres plus cadres que d'autres. »
On est loin de l'origine même du mot qui désignait, au xixe siècle, l'ensemble de ceux qui, dans l'armée, exerçaient un commandement. Même la définition, apportée en 1945 et 1946 par les arrêtés Parodi-Croizat, paraît dépassée : les cadres étaient alors« les agents possédant une formation technique, administrative, juridique, commerciale ou financière, et exerçant un commandement sur des collaborateurs de toute nature ».
L'expertise prend le pas sur l'encadrement
Aujourd'hui, les choses ont bien changé. Les cadres qui encadrent réellement d'autres personnes sont de moins en moins nombreux, au profit des experts qui apportent leur savoir-faire au coup par coup.« L'encadrement devient plus complexe avec l'émergence du management par projets et la réduction des lignes hiérarchiques,note Jacky Chatelain.L'autorité ne s'acquiert plus par la simple grâce d'un titre ou d'une fonction, mais par des compétences et du charisme. »Le cadre n'est plus jugé sur son seul savoir mais sur ses capacités à faire travailler les autres et à continuer à apprendre et à s'adapter. Il ne peut plus se contenter de se laisser porter par l'entreprise, il doit construire lui-même sa carrière.
Une véritable révolution pour les plus âgés et les autodidactes que les plus jeunes, eux, ont déjà intégrée. Peut-être parce qu'ils sont mieux formés que leurs aînés : selon Ipsos, 70 % des cadres et professions intermédiaires sont aujourd'hui diplômés de l'enseignement supérieur, alors qu'ils n'étaient que 56 % dans ce cas en 1986. Ou parce que leur rapport à l'entreprise a énormément évolué au cours de ces vingt dernières années : échaudés par l'expérience de leurs parents, victimes des plans sociaux des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, les jeunes cadres adoptent une attitude beaucoup plus détachée vis-à-vis de leur employeur (lire l'article p.58).« Ils éprouvent un sentiment d'appartenance moins grand et mettent moins d'affectivité dans cette relation »,confirme Jacky Chatelain.
Aspiration à une autonomie plus grande
Traduction : les cadres sont devenus plus individualistes et aspirent à être plus autonomes... au point d'en adopter le statut. Depuis deux ou trois ans, on ne compte plus ceux qui sont devenus free-lances ou travailleurs indépendants. Du coup, l'image du cadre en costume-cravate-attaché case arpentant les couloirs de La Défense, près de Paris, a pris du plomb dans l'aile et commence à être remplacée par celle d'un homme travaillant à la campagne devant son ordinateur portable et prenant régulièrement le train (ou l'avion) pour l'agglomération la plus proche afin de rencontrer ses clients.« Le concept de la création d'entreprise est devenu à la mode,souligne Jacky Chatelain,mais il ne faudrait pas que tous les cadres se mettent à leur compte. »
Cette évolution culturelle s'explique bien entendu par la conjoncture économique, mais aussi par la féminisation de la population cadre. En 2002, si celle-ci reste majoritairement masculine (65 % d'hommes), on note une hausse régulière des effectifs féminins : 27 % de la population étudiée par Ipsos en 1986, 35 % en 2002. Il y a quinze ans, on comptait un million de femmes, elles sont aujourd'hui 2,2 millions. Les raisons de cette évolution ?« Le rôle de plus en plus déterminant du diplôme et la diversité croissante des modèles de carrière, en particulier le développement des fonctions d'expertise »,répond Jacqueline Laufer, professeur à HEC, spécialiste de la question. Comme de nombreuses recherches récentes le montrent, les modalités d'exercice du pouvoir sont assez différentes entre les hommes et les femmes : les premiers seraient« plus directifs »et« plus rationnels »,les secondes« plus participatives »et« plus émotionnelles ».Pour Jacqueline Laufer,« la féminisation des cadres s'explique aussi par l'émergence des débats sur le temps de travail, qui remettent en question le modèle de la disponibilité totale, caractéristique jusque-là des cadres masculins. »
Cette tendance de fond a un impact indirect sur le comportement de cette population. Notamment parce que les conjoints des femmes cadres sont souvent des cadres eux-mêmes. Logiquement, le conjoint doit alors composer avec les contraintes de sa femme et son attitude dans l'entreprise s'en ressent. Un phénomène qui ne peut que s'accentuer dans les années à venir : en 1986, 31 % des cadres vivaient avec un conjoint cadre. Cette proportion est aujourd'hui de 42 %.
(1) Auteur de Sociologie des cadres (La Découverte, 2000), Les cadres, fins d'une figure sociale (La Dispute, 2001) et Cadres : la grande rupture (La Découverte, 2001). (2) Prisma Presse a publié, à destination du marché publicitaire, 50 Questions clés sur les cadres. (3) Voir aussi le site apec.fr