La révolution des génériques

Description

Tout le monde y gagne. » Les pouvoirs publics l'assurent à grand renfort de publicité télévisée depuis le début de l'année : les médicaments génériques constituent une chance pour sauvegarder une couverture sociale avantageuse pour tous (lire p.61). Après des années d'atermoiement et de négociations, le gouvernement a décidé d'appuyer sur l'accélérateur pour développer l'usage de ces produits qui sont en fait des copies conformes de médicaments existants, dont le brevet est tombé dans le domaine public. Leur avantage : ils coûtent 30 % moins cher que les « princeps », les médicaments d'origine. On comprend mieux dès lors l'effort du gouvernement pour favoriser leur essor. En effet, l'état des finances de la Sécurité sociale oblige à prendre des mesures radicales afin de diminuer les dépenses de santé. En 2002, le déficit de la branche maladie a atteint le triste record de 0,93 milliards d'euros, contre 0,32 milliards d'euros en 2001.
Avant de s'attaquer au grand public, le gouvernement avait préparé le terrain auprès des professions médicales, à commencer par les pharmaciens, dont le rôle de prescripteurs est essentiel. En 1999, un texte instaurant le droit de substitution a été voté. Les pharmaciens peuvent ainsi remplacer un médicament prescrit par un médecin par un générique moins coûteux. Cependant, les officines hésitaient encore à utiliser ce droit face à des clients sceptiques quant à l'efficacité des produits de substitution. De fait, les patients ont souvent le syndrome du « Parce que je le vaux bien », d'autant que 85 % d'entre eux bénéficient d'une complémentaire santé. Le prix n'est pas dans ce cas un critère sélectif...

Atteindre 25 % de part de marché en 2005

Il fallait donc agir directement sur les médecins. En juin 2002, en échange d'une augmentation de leurs honoraires, ces derniers se sont engagés à prescrire plus d'un tiers de produits de substitution - 12,5 % de génériques et 25 % en Dénomination commune internationale (DCI, c'est-à-dire commercialisés sous le nom scientifique de la molécule). Six mois plus tard, les génériques représentent 12 % du marché en volume et 6 % en valeur. Des chiffres honorables, mais sans commune mesure avec les scores obtenus en Allemagne (40 % de part de marché en volume) et aux États-Unis (45 %). La dernière étape de cette mobilisation générale touche, depuis janvier dernier, le grand public. Les objectifs affichés par les pouvoirs publics sont clairs : atteindre d'ici à 2005 une part de marché de 25 % en volume et 12 % en valeur grâce à l'expiration de nombreux brevets de molécules « vedettes », comme la clarytine (contre les allergies), le rulid (antibiotique) et le stilnox (somnifère).

Des laboratoires condamnés à redoubler d'innovation

Dans ce nouveau contexte, les laboratoires ont donc du souci à se faire. Une part importante de leur chiffre d'affaires est directement menacée. Les médicaments génériques récupèrent en effet à moindres frais tous les bénéfices de produits dont les coûts de recherche sont déjà amortis. Aux États-Unis, l'antidépresseur Prozac du laboratoire Eli Lily a vu ses ventes chuter de plus de 85 % suite à l'arrivée de sa version générique en août 2001 ! Même si, en France, l'État a concédé en 1999 une augmentation de prix sur les nouveaux médicaments, l'industrie pharmaceutique recherche des stratégies pour rebondir. Les laboratoires sont condamnés à redoubler d'innovation en multipliant les lancements, notamment ceux de « blockbusters » à forte rentabilité, tout en préparant déjà la relève. Or, la découverte et la commercialisation d'une nouvelle molécule coûtent cher : près d'un milliard d'euros en moyenne. Du coup, des alliances s'imposent. D'abord pour faire face aux besoins de recherche et développement, mais aussi pour toucher le plus de marchés possible. Ainsi, les laboratoires Bayer et GlaxoSmithKline se sont alliés pour lancer le médicament Evitra, concurrent du Viagra.
Sur le front des génériques, la bataille marketing s'annonce difficile. Pour les médicaments tombés dans le domaine public, les budgets de communication sont logiquement diminués, la concurrence des prix étant trop inégale. Et la situation ne devrait qu'empirer pour les « princeps ». En effet, la nouvelle loi de financement de la Sécurité sociale, qui doit être votée cette année, prévoit d'aligner le remboursement des médicaments sur les prix les plus bas des génériques. Compte tenu de ce déséquilibre, les laboratoires et leurs agences de communication vont devoir faire preuve d'imagination. Un gros travail reste à mener sur l'image de la marque et du laboratoire. En faire des labels de qualité et des références peut s'avérer payant. Or, la communication produit étant rigoureusement encadrée en France, la seule marge de manoeuvre se situe au niveau du discours institutionnel, via la publicité ou des actions de relations publiques consistant par exemple à soutenir des associations de malades.

Quelques artifices légaux

Toutefois, les efforts restent essentiellement concentrés sur les médecins, seuls habilités à apposer sur les ordonnances le cachet-sésame : « non substituable ». Cette mention permet de surmonter l'obstacle que représente le pharmacien. Par ailleurs, les laboratoires peuvent toujours utiliser quelques artifices légaux : prolonger la durée de vie d'un brevet en développant de nouvelles formes galéniques (nouveaux modes d'administration), des procédés de fabrication ou des dosages différents, ou aligner le prix de la molécule innovante sur celui des génériques. Toutefois, l'exercice peut être risqué, comme le démontre l'exemple du laboratoire SmithKline Beecham qui a décidé d'abaisser le prix de l'antibiotique Clamoxyl 125 mg. Les résultats espérés n'ont pas été obtenus et les pharmaciens qui perdaient sur leur marge n'ont guère apprécié l'opération. Les laboratoires basant leur développement sur la recherche restent démunis et ont du mal à définir la bonne tactique de communication.
Pour autant, la situation des fabricants de génériques (ou « génériqueurs ») n'est pas aussi aisée qu'il y paraît. S'ils se trouvent en position de force par rapport aux laboratoires de marques, ils doivent, entre eux, se différencier à tout prix. Et la bataille s'annonce rude. Là encore, du fait du droit de substitution, le pharmacien reste la cible prioritaire de leur communication. L'objectif est d'être parmi les deux « génériqueurs » référencés par un pharmacien. Pour ce faire, le premier travail consiste à définir une stratégie précise en matière de choix de molécules. Les uns préfèrent avoir un maximum de références en stock, les autres privilégient les produits à forte rentabilité pour les officines. Mais chaque option doit tenir compte, selon Anne Baille, présidente du laboratoire de génériques Teva France, du fait que« les génériques ne sont financièrement intéressants que dans le cadre de traitements standards utilisés pour des pathologies concernant un grand nombre de personnes ».

Effort sur le packaging

Une fois cette stratégie de gamme arrêtée, il faut se différencier de la concurrence très« agressive »,d'après Hughes Mas, directeur marketing du laboratoire Biogaran, qui estime qu'« à terme, il ne restera que trois ou quatre acteurs »dans le secteur des génériques. Dans cette bataille de parts de marché, l'effort d'innovation sur le packaging est primordial. Il permet de faciliter l'acte de substitution du pharmacien et favorise l'adhésion du patient.« En 1999, les packagings des marques étaient tous identiques dans leur gamme, c'était un inconvénient pour s'y retrouver »,commente Jean-Luc Audhoui, membre de l'Ordre national des pharmaciens. Depuis, nombre de laboratoires de génériques ont favorisé une identification plus claire du produit en adoptant des codes couleur facilement reconnaissables et en soignant les espaces réservés aux posologies. Ainsi, l'agence Metzler&Associés a créé pour le laboratoire Biogaran des conditionnements rassurants pour le patient et comportant toutes les informations nécessaires à l'identification : pictogramme de forme pharmaceutique, zone destinataire, vignette double volet et espace réservé à la posologie.
Autre vecteur d'image précieux aux yeux des « génériqueurs » : les services. Les laboratoires mettent en place de nombreuses solutions afin de faciliter la gestion des génériques dans les officines. Un effort tout particulier est fourni sur la formation des pharmaciens, qui doivent être à même de sensibiliser les personnes âgées à l'usage de ces produits. La réticence de cette clientèle est en effet un handicap au geste de substitution.« C'est quoi ? »,« Mais vous êtes sûr que c'est la même chose ? »: les pharmaciens sont quotidiennement confrontés à ce genre d'interrogations. Pour s'attaquer à ce problème, le laboratoire Teva propose des formations aux techniques de vente et de substitution. Développer une offre de logistique est aussi un moyen de contenter les officines. Les laboratoires proposent des logiciels de gestion de flux ou des livraisons rapides sans rupture de stock. Certains ont même mis en place un système d'e-commerce. Ainsi, dès novembre 1999, Bayer Classics, l'un des précurseurs du marché, proposait des bons de commande en direct sur son site.

Convaincre le patient

Mais tous ces efforts marketing vis-à-vis des pharmaciens ne suffisent pas. Une fois le produit référencé dans une officine, il faut encore convaincre le patient. Pour aider ses membres, l'Ordre national des pharmaciens a lancé en février 2003 sa propre campagne d'information avec cinq spots télévisés réalisés par Jean-Yves Lafesse. Sur un ton humoristique, le message est clair : « Médicaments génériques, si vos questions persistent, consultez le spécialiste du médicament. » Pour ce travail pédagogique, les pharmaciens peuvent compter sur les laboratoires, qui mettent à leur disposition des fiches d'information, des affiches, des piluliers, etc. Des Numéros verts et des sites Internet sont créés pour mieux informer le grand public et aider les professionnels. En juin 2001, Merck Génériques, en association avec la Sofres et l'agence de relations presse Chevrel&Jacquillat, a lancé dans plus de 6 500 pharmacies une opération de mécénat au profit des Chemins de l'espoir. Le laboratoire s'engageait à verser 1 euro pour chaque questionnaire rempli par les patients. L'enquête, composée de dix questions, portait sur le comportement de santé des Français et abordait des thèmes comme la perception du générique, le type de conseils attendu dans une pharmacie, etc.
Ces opérations restent rares. Le manque de moyens des « génériqueurs » n'y est pas étranger. Selon Antoine Leveau, gérant de l'agence Boxer,« le nouvel objectif du secteur des génériques est de se différencier par la marque ».En effet, par définition, un générique est identique à ses concurrents. Or les multiples services proposés aux pharmaciens comme aux patients sont eux-mêmes de moins en moins différenciateurs. Les laboratoires et leurs conseils en communication ont donc du travail à faire pour construire de véritables marques aux valeurs clairement identifiables. Bayer Classics est un cas d'école. Lancé en 1997, il a réussi à se doter d'une image forte auprès des médecins et des pharmaciens en s'appuyant sur l'image de Bayer et en développant un packaging clair et pratique, mais aussi auprès du grand public en menant une campagne institutionnelle sur les chaînes de télévision hertziennes. À tel point que Teva, qui a racheté Bayer Classics en 2002, a conservé les conditionnements des médicaments en changeant uniquement la marque ! Mais cette stratégie a peut-être été appliquée un peu trop tôt. Certains professionnels estiment que Bayer Classics n'a finalement pas récolté tous les fruits qu'il pouvait attendre de tant d'efforts. Sur un marché encore balbutiant, beaucoup se cantonnent à une politique de proximité et de services aux pharmaciens. D'autres, comme Teva ou Arrow, croient en la nécessité de bâtir dès aujourd'hui une marque forte pour s'imposer auprès du grand public, dont le pouvoir ne cesse de croître aux dépens de celui du médecin ou du pharmacien.