La réputation se joue aussi sur le Net

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Vendredi 25août 2000, un communiqué de presse publié par Internet Wire annonce la démission du PDG d'Emulex, la baisse de son chiffre d'affaires et l'ouverture d'une enquête sur les comptes de la société. Aussitôt reprise dans les médias internationaux, l'information fait chuter l'action de ce spécialiste des télécommunications par fibres optiques de 113 à 43dollars. En moins de vingt minutes, Emulex vient de voir partir en fumée la bagatelle de 14milliards de francs. Le groupe dément aussitôt les informations et porte plainte. Une semaine plus tard, un étudiant de vingt-trois ans, ancien collaborateur d'Internet Wire, est arrêté. Afin d'éponger sa dette suite à une «vente à découvert» sur le titre Emulex, il aurait inventé de toute pièce ce communiqué répandant de mauvaises nouvelles. Avec Internet, ce genre de canular devient une hantise pour les entreprises. Si toutes les attaques sur le Net n'ont pas des conséquences aussi dramatiques, elles peuvent toutefois entamer l'image d'une société. Plus anecdotique: cet e-mail pirate signé Veuve Clicquot, qui a circulé à la fin de l'année dernière sur le Réseau, n'a pas été du goût de la célèbre marque de champagne. Il proposait à tous ceux qui renvoyait l'e-mail à dix personnes de leur entourage de recevoir gratuitement une caisse de six bouteilles Veuve Clicquot. Totalement fantaisiste, cette offre exceptionnelle a provoqué une avalanche d'appels à Reims et d'e-mails sur le site de la marque, qui a dû se fendre de messages d'explications à tous les amateurs déçus.La veille est incontournableSur un autre registre, Internet peut également ouvrir de nouveaux fronts en matière de communication de crise. Le groupe Elf Aquitaine en a fait l'expérience en 1999. Suite à l'annonce de son plan social, l'intersyndicale de sa division Exploration Production lance le site Elf en résistance. Tous les griefs des salariés y sont exposés.«Il faut bien comprendre qu'Internet est le premier média à la disposition de tous,prévient Jérôme Lascombe, président de l'agence de communication Hopscotch.On se trouve désormais dans un environnement de communication en réseau et non plus hiérarchique, où tout est mouvant, instantané... C'est à la fois une formidable opportunité, mais aussi un risque nouveau à gérer. La majeure partie des informations que l'on y trouve n'est pas sélectionnée selon les règles que suivent habituellement les journalistes des médias traditionnels. Mais il faut relativiser, l'internaute est de moins en moins dupe de la véracité des informations disponibles sur le Net.»Dans un tel contexte, la veille devient une nécessité.«Quelque temps après le lancement du site d'achats groupés clust.com, nous nous sommes aperçus en visitant régulièrement certains forums que les internautes commençaient à se plaindre du non-respect en général des délais de livraison de leurs achats sur le Net,explique François Collet, ancien directeur du marketing et de la communication de clust.com, aujourd'hui responsable d'Edelman Interactive services.Cela nous a permis de prévenir de telles plaintes de nos clients en réajustant nos propres délais et en améliorant notre système de livraison.»Même quand le mal est déjà fait, un bon travail de veille peut sensiblement limiter les dégâts. Une grande société de produits alimentaires a récemment été confrontée à ce problème. En novembre dernier, son service clientèle constate un taux anormalement élevé de réclamations sur son opération promotionnelle organisée à l'occasion de la fête d'Halloween. Plus étonnant encore, les critiques, récurrentes, paraissent un peu trop stéréotypées. L'entreprise pense aussitôt à une rumeur organisée.«Cette société, qui a préféré garder l'anonymat, nous a demandé de procéder à une recherche d'informations sur Internet,note Caroline Clouet, directrice générale d'i&e consultants.Nous avons rapidement trouvé un site animé par un mouvement protestant s'attaquant au caractère satanique de la fête d'Halloween et alimentant le discours des critiques adressées à notre client. En ayant ainsi identifié la source de la rumeur, l'entreprise a pu réagir et, surtout, mesurer les risques potentiels d'opérations commerciales a priori anodines.»Si le danger est bien réel, les entreprises sont toutefois peu nombreuses à s'être organisées en conséquence.«Quand elles sont déjà présentes sur Internet, les sociétés n'ont souvent qu'un site- brochure mal adapté,note François Barthélémy, directeur général de l'agence Beau fixe.Quant à celles qui veulent créer leur site, elles ont souvent du mal à identifier leur cible.» «En fait, tous les secteurs sensibles sont mal outillés,renchérit Annie-Claire de Marco, présidente du cabinet ACDM.Le discours des laboratoires pharmaceutiques, par exemple, préfère encore rassurer plutôt que de profiter d'Internet pour aborder les vrais enjeux de société. Les sociétés de biotechnologies pourraient ainsi interpeller la société civile sur ses propres contradictions, par exemple sur le thème de la génétique en faisant la part entre clonage humain et thérapie génique.»Toutefois, les entreprises françaises ne sont pas les seules à être mal loties. David Hargreaves, deputy managing director de l'agence de relations publiques britannique Firefly Communications, souligne que«seules 16% des sociétés du Top 100 duFinancial Timesont un newsroom[une salle de presse virtuelle sur leur site]vraiment efficace.»Protéger sa marqueBref, trop d'entreprises sous-estiment encore les opportunités qu'offre Internet.«Le succès mondial de Linux, ce logiciel libre de droits diffusé gratuitement sur Internet par un jeune Norvégien, témoigne du formidable outil de diffusion qu'est le Net»,rappelle Christophe Ginisty, directeur général de Rumeur publique. En matière de relations presse, la chance des entreprises est d'avoir en face d'elles des médias en ligne disposant de plus d'espace que les médias traditionnels pour traiter de sujets sous des angles différents. De même, grâce à des technologies comme celles de broadvision.com qui permet à l'internaute, en l'occurrence le journaliste, de personnaliser en fonction de ses centres d'intérêt la page d'accueil d'un site qu'il fréquente souvent, les relations presse s'acheminent peu à peu vers une approche personnalisée.«Avec Internet, les relations publiques changent carrément de nature,assure même Virginie Dabout, responsable de GCI Interactive.D'une relation indirecte via des intermédiaires - journalistes, analystes, etc. -, on passe à une relation directe avec le consommateur.»Si de nombreuses entreprises sont encore timorées sur le Net, d'autres, en revanche, n'ont guère d'états d'âme.«Quoi qu'on en pense sur le plan éthique, beaucoup d'entreprises recrutent des personnes pour animer des forums en colportant des informations positives sur elles»,constate Robert Zarader, président de BBDO Corporate. Certaines même n'hésitent pas à créer, de façon anonyme, des «dark sites», ces sites dont la principale fonction est de dénigrer un concurrent ou l'un de ses produits. Mais ce petit jeu est risqué. L'an dernier, le président du distributeur de spiritueux Millennium a été mis en examen pour «dénonciation calomnieuse et diffusion d'informations fausses ou trompeuses» à l'encontre de la société Belvédère. Avec le concours de son agence Edelman, Millennium avait en effet ouvert un site, clairement identifié à son nom, polémiquant sur les résultats de son concurrent. Sans se risquer sur ce terrain glissant, les entreprises peuvent très bien développer une politique de communication efficace sur Internet en respectant quelques règles de base. Hormis l'incontournable veille, la première des choses à faire est de protéger sa ou ses marques.«Il est essentiel de protéger ses noms de domaine,explique Mathieu Simon-Blavier, directeur général de Domain Network, cabinet-conseil en gestion de noms de domaine et de marques digitales.Quand on n'est pas le premier à le faire, la déperdition en termes de trafic peut être considérable. Or le coût n'est pas si démesuré. Il faut compter 200000 à 300000F pour couvrir les cent pays les plus sensibles - ceux qui ne disposent pas de réglementation spécifique sur Internet. Pour une protection totale, cela revient à environ un million de francs.»L'éditeur de logiciels SAP, qui a négligé cette précaution, s'en mord encore les doigts. Aujourd'hui, quand ses prospects tapent sap.fr sur leur clavier, ils voient s'afficher sur leur écran la page d'acceuil de la Société avionnaise de plastique et de fumisterie. Après la protection de son nom, l'étape suivante consiste généralement à soigner le référencement de ses sites en les plaçant si possible dans les premières pages apparaissant sur les principaux moteurs de recherche.Réagir vite ou anticiperUne fois ce premier travail effectué, reste à s'adapter à un univers nouveau où priment rapidité et réactivité.«Les entreprises devraient systématiquement se doter d'un site de crise prêt à l'emploi et activable à tout moment avec, par exemple, des systèmes de questions-réponses prédéfinies sur des scénarios prévisibles»,recommande Paul Charoy, président d'eKetchum, qui conseille également la création d'un site dédié aux journalistes. Dans le domaine de la communication de crise, le cas du jus de fruit américain Odwalla, confronté à la contamination d'un de ses produits ayant entraîné la mort d'un enfant en 1996, reste exemplaire pour nombre de professionnels. Après avoir retiré ses produits des linéaires, la marque a ouvert en moins de trois jours un site exclusivement dédié à la crise, informant régulièrement les consommateurs sur l'affaire avec des informations sur ses processus de fabrication, le témoignage d'experts extérieurs à l'entreprise, etc. L'initiative fut très appréciée. De nombreux internautes félicitèrent Odwalla pour sa politique de transparence.«Le Net doit créer, au sein de l'entreprise, la culture du risque et de la vigilance,lance Annie-Claire de Marco.Mais plus que tout autre média, il nécessite surtout que l'on donne du sens à sa communication, et cela passe par la production de contenus.»Bref, pour se distinguer, l'entreprise doit créer un environnement éditorial valorisant autour de son site. Or, ce n'est pas via la publicité en ligne, dont les taux de clics sont passés en quelques mois de 15% à 0,5%, que les sociétés vont pouvoir apporter cette valeur ajoutée.«Le vrai business en communication sur le Net n'est pas dans la publicité mais dans la réputation de l'entreprise, laquelle se construit avec tous les outils des relations publiques»,tranche Jérôme Lascombe, de l'agence Hopscotch. Les exemples ne manquent pas. Dans la lignée du site de l'Institut Danone, nutrition-sante.com, lancé par Lesieur, vise clairement les professions médicales. De son côté, pour développer son image dans l'univers du soin auprès des journalistes santé, Chanel a lancé début 2000 le site Skin Press Service. La marque s'engage à ce que des spécialistes répondent dans les 24heures à toute question posée sur son site. Pour apporter cette valeur ajoutée indispensable, certaines entreprises jouent la carte du partenariat.«Zelius, site éducatif destiné aux parents, s'est associé avec le CFES qui lui a fourni du contenu sur tout ce qui touche à la santé»,note Bernard Sananès, vice-président d'Euro RSCG Corporate chargée des relations publiques de Zelius. En l'espèce, le site unilevercity.com, lancé par le groupe Unilever en octobre 1999 avec l'agence Edelman, représente un véritable cas d'école. Initialement conçu comme un outil de recrutement, le site est devenu une sorte de portail d'information au service des étudiants. Proposant un magazine d'informations générales, il offre également un service très prisé par les jeunes internautes: «Ask». Ce service s'engage à répondre en moins de trois jours à n'importe quelle question. Aujourd'hui, une personne à plein temps gère un millier de demandes par an. Résultats: à ce jour, sur 12000étudiants ciblés, 10000 sont inscrits sur le site et 50% des candidatures (25% des recrutements) de jeunes diplômés passent par unilevercity.com. Finalement, du point de vue de la communication, Internet semble avoir pour principale vertu d'obliger les entreprises dites citoyennes à passer plus vite qu'elles ne le pensaient du discours aux actes.