A l'occasion de l'élection présidentielle de 2022, Ronan Le Goff, directeur associé de La Netscouade, décrypte pour Stratégies la campagne numérique des candidats. Pour ce 6e numéro, il s'intéresse à la «netflixisation» de la campagne.
Dans une campagne numérique aussi atone que la campagne tout court, le lancement de la série YouTube Le candidat par Emmanuel Macron a constitué un événement notable. Réalisation léchée, promesse de feuilletonnage, annonces politiques effectuées sous la fausse apparence du documentaire : le programme tranche avec les productions politiques traditionnelles – à l’exception peut-être d'Edouard, mon ami de droite, qui avait suivi l’ascension d’Edouard Philippe.
En 2017, les images marquantes de la campagne d’Emmanuel Macron venait d’un documentaire de TF1, Les coulisses d'une victoire. En 2022, les équipes du président escamotent l’intermédiaire médiatique et proposent directement un format propriétaire, une production maison où le candidat maîtrise toute la narration, tous les éléments de langage. La série est produite par Dominique Delport, ancien DG de Havas. «Notre client est l'équipe de campagne et le candidat qui a le final cut. Chez Arduina [la boîte de production], il y a une vingtaine de personnes qui travaillent sur le projet», détaille-t-il dans un entretien pour Petit Web. Pour quel coût ? «C'est un budget standard de programme court sur France Télé, pour une série de qualité Netflix», assure-t-il.
«Qualité Netflix», le mot est lâché. La référence à la plateforme américaine est de plus en plus explicite dans la politique française. Le logo de campagne de Marine Le Pen est un emprunt peu discret au logo de la plateforme. Les Jeunes avec Macron avaient lancé en septembre une campagne d’affichage inspirée par Netflix : «Vivement qu’on signe pour 5 saisons de plus». Libération se demandait dans un éditorial en octobre «qui diffuse le plus d’idées de gauche actuellement : un candidat à la présidentielle ou la série Squid Game ?». Régis Debray disait que le médium dominant d'une époque est celui qui tient éveillé les adolescents la nuit. En l’espèce, il fait peu de doutes que la télévision a perdu la partie. Une large part de nos imaginaires est maintenant façonnée par Netflix.
Raphaël Llorca, expert associé à la Fondation Jean Jaurès, développe depuis quelques mois l’idée d’une «netflixisation» de la communication politique, autour de trois axes : un travail autour du personnage du candidat, des changements de rythme constants et la recherche du cliffhanger, l’effet de suspens qui maintient le spectateur en haleine. Llorca perçoit tout l’intérêt stratégique d’un format à la Netflix pour les équipes du président : «Une caractéristique majeure des séries est leur capacité à tisser des formes de récits parallèles avec des personnages, des obstacles, des quêtes… très différents au sein d'une même série. Cela répond à une difficulté d’Emmanuel Macron dans cette campagne : faire coexister son statut de président et son statut de candidat. La série lui permet de créer des arcs narratifs différents : d’un côté, le candidat qui se présente à hauteur des gens, avec une volonté affichée d'humilité ; de l’autre, le président qui installe une verticalité, une dureté dans le ton, dans l'image.»
Des candidats Netflix qui tentent de percer le mur du son
Dans cette «campagne Tefal» où rien n’accroche, selon les mots fameux de Brice Teinturier, deux candidats, Emmanuel Macron et Éric Zemmour, utilisent cette narration à la Netflix pour tenter de percer le mur du son. Alors que les débats programmatiques peinent à s’imposer, prime est donnée à ceux qui ont le mieux affiné leur personnage à défaut de leurs propositions. «L'objectif est de creuser un personnage vraiment lisible et dans lequel les gens peuvent se projeter, et dans lesquels ils peuvent être en capacité d'anticiper les faits et gestes», ajoute Raphaël LLorca.
Éric Zemmour est passé maître dans la feuilletonnisation de sa campagne : ses ralliements sont annoncés au compte-goutte, afin d’être certain de toujours relancer le rythme de sa campagne, de ne jamais risquer la perte de dynamique. Dans un autre registre, l’esthétique léchée et moderne de sa communication visuelle permet de dédramatiser le contenu xénophobe de ses propositions. «Zemmour cherche à s'arroger les codes du cool pour pouvoir s'adresser à d'autres publics et inscrire l'extrême-droite dans la modernité et plus simplement dans le camp des conservateurs», estime Raphaël Llorca. Le candidat de Reconquête a fait de son gimmick «Ben voyons !» une sorte de mème officiel de campagne. Une formule dont il use et abuse sur Twitter, sous les hourras de son public, qui savoure à chaque fois cette référence à son personnage de polémiste.
Éric Zemmour comme Emmanuel Macron travaillent avec soin leur esthétique, avec des photographes «embed» qui magnifient leur personnage. Le candidat d’extrême-droite inonde les réseaux sociaux de photos et de vidéos où on le voit, tout sourire, jouer au bowling, s’enthousiasmer pour un but du PSG, écouter de la musique ou caresser un cheval. De son côté, Emmanuel Macron laisse sa photographe officielle Soazig de la Moissonnière dessiner sa légende en postant des photos «off» sur son Instagram perso, avec une manière de travailler au plus proche du président qu’affectionnait Barack Obama, dont les clichés signés Pete Souza sont entrés dans l’Histoire.
Transition entre deux époques
Cette campagne laisse transparaître une transition entre deux époques, entre l’«ère TF1» et l’«ère Netflix». Si la narration sérielle s’impose chez certains candidats, la communication traditionnelle reste très présente. Selon Raphaël Llorca, cette «ère TF1» est caractérisée par une immuable séquence médiatique - conférence de presse/interview presse écrite/JT de 20 heures - à laquelle se substitue le triptyque personnage/arc narratif/cliffhanger typique de Netflix. Exemple de ce changement de narration : en vertu des règles de l’ère TF1, Éric Zemmour n’aurait sans doute pas feuilletonné ses ralliements mais aurait plutôt attendu de rassembler les signatures pour publier une grande tribune dans la presse avec une centaine d’élus le soutenant.
Reste une question : est-ce si nouveau que cela ? Jacques Pilhan, qui a façonné les statures de François Mitterrand et de Jacques Chirac, écrivait en 1995 : «Les citoyens vivent les hommes publics comme des personnages de feuilleton. La règle de base de l’écriture d’un feuilleton télé est d’attribuer aux personnages un caractère simple et constant auquel vous devez vous tenir.» On disait alors «feuilleton» comme aujourd’hui on dirait «série Netflix». «Jacques Pilhan avait théorisé cette capacité à jouer des variations de rythme, à créer un personnage durable dans le temps mais qui soit aussi capable de surprendre, note François d'Estais, chef de projet éditorial chez Havas. En ce sens, cette écriture Netflix de la politique n’est pas totalement inédite. Ce qui l’est, en revanche, ce sont les moyens de porter ce récit grâce aux réseaux sociaux et de s'affranchir ainsi totalement des cadres et des filtres médiatiques traditionnels.»
Si Emmanuel Macron produit lui-même son documentaire, la diffusion des images reste largement le fait des chaînes de télévision. L’épisode 2 de sa série atteint péniblement les 100 000 vues sur YouTube. Sans commune mesure avec toutes les reprises télévisuelles de ses extraits, dans les JT ou sur les chaînes d’info.
Les frontières entre série et réalité que revisitent certains candidats se sont brouillées comme jamais avec la figure de Volodymyr Zelensky. Héros d’une série télévisée où il jouait le rôle d’un novice élu par hasard président de l’Ukraine, il est devenu lui-même président, aidé par la formidable machine de communication de sa boîte de production. Dans un étonnant mélange des genres, ses clips de campagne en 2019 mêlaient images réelles et images issues de la série. Forcé par les circonstances, Zelensky s’est créé un autre personnage, plus churchillien, qui résiste sans jamais se départir de son sourire à une invasion venue de l’étranger. Est-ce tout à fait un hasard si l’on a accusé Emmanuel Macron de reprendre l’esthétique Zelensky en posant en chef de guerre, mal rasé, en sweat ? L’élève Netflix s’inspire du maître.
Lire les épisodes précédents :
- Episode 1 : Sur le web, la campagne pour 2022 est déjà bien lancée
- Episode 2 : Les initiatives citoyennes aux avant-postes pour réparer la démocratie
- Episode 3 : La data au coeur de la bataille présidentielle
- Episode 4 : La campagne ne se jouera pas sur TikTok ou Twitch
- Episode 5 : Spaces, la libre antenne qui rafraîchit la campagne