Mélissa Simoni : Le secteur du gaming semble être entré dans le courant culturel dominant avec des institutions majeures dans les domaines de la musique, du cinéma, de la télévision, de la mode et du sport qui s’efforcent d’y participer. Comment voyez-vous l’impact de ce changement ?
Julie Chalmette : On constate une réelle évolution du jeu vidéo ces vingt dernières années. Son public s’étend et en fait un média grand public, un loisir transmédia. Les intérêts convergent de plus en plus vers le jeu vidéo et inspirent des franchises de films ou de livres. De plus, chaque industrie cherche le meilleur moyen de s’adresser aux jeunes et les jeux vidéo sont certainement l’un des plus évidents pour atteindre cette cible. Il ne s’agit pas de s’adresser à eux comme à un public lambda, le jeu vidéo a des codes qui lui sont très particuliers.
Marie Berthoumieu : Depuis 2000, Arte a investi le web pour y expérimenter des récits, formats et plateformes. C’est donc naturellement que nous sommes arrivés sur le terrain du jeu vidéo à partir de 2013 avec Type:rider. Le jeu vidéo, au même titre qu’un film d’animation ou une série documentaire, constitue une offre éditoriale à part entière. C’est un médium qui permet de proposer un univers, une narration singulière à un public qu’on aurait pu ne pas rencontrer. En tant que service public, nous espérons pouvoir contribuer à l’existence de jeux vidéo indépendants portant des points de vue d’auteurs, comme c’est le cas de notre politique de soutien au cinéma indépendant.
L’émergence des applications, du live streaming et du cloud gaming a rendu les jeux beaucoup plus accessibles à un public plus large. Comment voyez-vous l’évolution de la communauté des joueurs et du gaming dans les années à venir ?
J.C. : Le jeu vidéo est indubitablement le loisir du XXIe siècle. La population des joueurs et des joueuses a désormais quarante ans d’existence et a grandi avec le jeu vidéo. On observe une diversification accrue : le gaming n’est plus qu’un loisir de jeunes, l’âge moyen des joueurs est de 39 ans et 50 % des joueurs sont des femmes aujourd’hui. La façon de jouer va continuer à évoluer. Les joueurs et joueuses adoptent les nouvelles plateformes et les jeux sur mobile, plus faciles d’accès techniquement. Plus besoin d’être suréquipé, on peut jouer sans être chez soi. On constate d’ailleurs lors des périodes de confinement les vertus positives du jeu vidéo qui ont permis aux gens de rester en contact et de créer des liens intergénérationnels.
M.B. : Avec les confinements, la pratique du live streaming et du jeu vidéo s’est encore plus démocratisée et diversifiée. Avec la série documentaire Streamers, puis nos nouveaux formats développés sur Twitch (Jour de Play, Laser Disc, FAQ), Arte a pu aller à la rencontre d’un nouveau public. On constate aujourd’hui que certains jeux vidéo ou plateformes comme Twitch deviennent des espaces de socialisation qui dépassent le seul sujet du jeu vidéo, avec des manifestations pour les droits LGBTQ+ qui ont trouvé leur place sur Animal Crossing ou le concert de Travis Scott sur Fortnite. La communauté du gaming n’a pas fini de s’ouvrir et de refléter avec encore plus de diversité notre société.
Selon vous, quelles sont les attentes des utilisateurs en matière de divertissement aujourd’hui et quels sont les enseignements que le divertissement traditionnel devrait tirer du secteur du gaming ?
J.C. : Le jeu vidéo est un loisir interactif, ce qu’on ne retrouve pas dans le cinéma ou l’industrie du livre ou de la télé. Le jeu vidéo est éminemment social et sociable et se caractérise depuis longtemps par des communautés. C’est un aller-retour permanent entre les créateurs et leurs communautés de fans qui peuvent être parfois surprenantes, car capables de créer des phénomènes qui s’emparent de tendances. Le gaming a cette spécificité d’avoir une très grande proximité avec ses communautés.
M.B. : L’interaction, la conversation, la participation que proposent des plateformes comme Twitch sont des terrains de jeu passionnants pour un média comme Arte. On y brise le quatrième mur, on y crée une relation plus horizontale avec notre audience, on y explore un dialogue possible que la télévision traditionnelle n’a jusqu’ici que très peu exploré.
Quelle est votre vision de l’évolution du secteur du divertissement et de l’influence de l’industrie du jeu au cours de la prochaine décennie ?
J.C. : Dans dix ans, les sexagénaires seront des joueurs ! Ce loisir a été marqué par des irruptions technologiques. Le dialogue est permanent entre la création artistique et l’innovation, et le jeu vidéo a été à la source d’innovations comme la VR, dont les usages se sont répandus au travers de la société. De la même manière, on a assisté à la démocratisation du streaming et de différentes plateformes, comme Twitch et Discord par exemple, initialement pensées pour les joueurs et les joueuses. Aujourd’hui, tout le monde s’en empare. Le jeu vidéo va continuer à infuser et à diffuser dans toutes les strates de la population et les différentes industries. Notre avenir est assez lumineux !
M.B. : On va probablement vers un effacement des frontières entre diffuseurs traditionnels et créateurs de contenus. Face à l’essor de la consommation asynchrone, donner rendez-vous à un moment précis au public pour regarder collectivement un programme sera de plus en plus difficile. Et par ailleurs, il est fort probable que de nouveaux entrants viendront bousculer notre vision d’aujourd’hui. L’industrie du jeu vidéo inspire beaucoup et n’a pas fini d’inspirer, en témoigne l’effervescence récente autour des métavers.