Communication politique
Face à la crise sanitaire, la jeunesse est pointée du doigt, accusée de transmettre le virus en outrepassant les gestes barrières. Mais comment parler à une tranche de la population qui s'affranchit des médias traditionnels ? Le gouvernement s’est récemment tourné vers les influenceurs afin d'aller toucher un public d'ordinaire très peu réceptif à la communication politique.

[Dans le cadre du partenariat entre Stratégies et l'IEJ Paris, l'école de journalisme du groupe MediaSchool, certifiée par l'État, les étudiants du master presse écrite web ont réalisé une série de dix articles sur l'influence marketing.]

 

Dimanche 1er Novembre 2020, Jean Castex, Premier ministre, est l’invité du JT de 20h de TF1. Cinq jours après l’annonce d’un reconfinement par Emmanuel Macron, Gabriel Attal, le porte-parole du gouvernement est lui aussi en pleine opération de communication. Il est l’invité de Enjoy Phoenix sur Instagram, Marie Lopez de son vrai nom, et pas moins de 5 millions d’abonnés. Gabriel Attal, sans cravate, mug en main, répond aux interrogations de la jeune femme devant 8 000 personnes environ. Le ton est détendu, les deux protagonistes se tutoient.

Dans l'entourage du porte-parole du gouvernement, on explique avoir voulu «des échanges sans filtre s’éloignant d’une communication verticale descendante». Sur le choix de Marie Lopez, l’entourage de Gabriel Attal précise qu'«EnjoyPhoenix était elle-même très préoccupée par la situation sanitaire».

Facteur d’intermédiation

«L’idée est de profiter de la popularité de ces influenceurs pour aborder des sujets en particulier», explique Pierre-Emmanuel Guigo, auteur de l'ouvrage Communication politique paru en 2019. La stratégie du porte-parole est simple : aller chercher les jeunes là où ils sont. Médiamétrie précise dans une étude parue en 2019 que 38% des vidéos en ligne sont consommées par la seule tranche des 15-24 ans. Gaspard Gantzer, ancien conseiller en communication de François Hollande salue «une excellente initiative de Gabriel Attal» qui permet de «parler aux jeunes en s’appuyant sur les figures qui les représentent et qui sont un facteur d’intermédiation».

Gabriel Attal a bien saisi l'enjeu et gère d’ailleurs lui-même son compte Instagram, comme l'ont raconté plusieurs interlocuteurs Stratégies. Début octobre, c’est sur Youtube que l'on retrouve le porte-parole du gouvernement, sur chaîne de Ludovic B, face à 223 000 abonnés. Dans cette vidéo, on suit la journée de Gabriel Attal à la manière d’un reportage TV en immersion. Ludovic B nous explique que c’est en fait la conseillère chargée de la communication de Gabriel Attal qui l’a elle-même contacté. L’ancien journaliste accepte l’invitation mais fixe ses conditions. Il assure par exemple avoir énoncé les règles suivantes à ses interlocuteurs : «Je ne ferai pas de politique, je ne suis pas là pour dire que Gabriel Attal il est super»

À l’heure du repas, ce n’est pas dans les salons que les deux hommes s’accordent une pause déjeuner mais sur une simple table en bois dans un jardin. Au menu : paquet de chips, sandwichs, Coca. Au cabinet de Gabriel Attal, on confie vouloir contrer la «défiance des jeunes» envers la classe politique en montrant l’action d’un homme au quotidien au-delà des désaccords idéologiques. 

«L’idée est de s’adresser aux jeunes autrement et de mélanger l’information et l'entertainment, sur le modèle de l'infotainment», analyse Pierre-Emmanuel Guigo. «Le but est de briser ce mur de l’indifférence qui peut exister envers la jeunesse et la classe politique», appuie Nicolas Baygert, docteur en information et communication à l’Université Catholique de Louvain.

Sans filtre... ni réelle contradiction

Passer par Youtube, Snapchat ou Instagram peut permettre à la classe politique de s’exprimer sans filtre, ni contradiction. EnjoyPhoenix n’est pas Léa Salamé ni Jean-Jacques Bourdin. Nicolas Baygert, le confirme : «Il y a une volonté de certains politiques de vouloir faire une économie des intermédiaires». Mais contrairement à ce que l’on pourrait croire, cette manière de s’affranchir des médias traditionnels ne date pas d’aujourd’hui.

«Aux États-Unis, à la fin de la Première Guerre mondiale, le gouvernement américain fait appel aux Four Minute Men», rappelle Nicolas Baygert. Ces derniers sont en fait des orateurs chargés de soutenir l’effort de guerre, parmi eux : Charlie Chaplin. À l'époque, l'idée est déjà de s'adresser «à des poches d’individus de la société américaine non sensibilisées à la communication gouvernementale».

Cette volonté de se passer d’intermédiaires a progressé au cours de ces dernières années. Pour Nicolas Baygert: «Cela permet au leader politique de poser un cadre d'interprétation particulier et de commenter sa propre action». Pour ce spécialiste en communication politique, il y a ainsi une «une possibilité pour ceux qui nous gouvernent d’échapper au travail plus distancié, aux filtrages plus critiques que pourraient  effectuer des journalistes».

On assiste donc à une forme  de court-circuitage du système médiatique s’appuyant sur des influenceurs n’ayant pas forcément le bagage suffisant pour dialoguer avec un politique. Gaspard Gantzer refuse de son côté d’opposer journalistes professionnels et personnalités «s'exprimant au nom d’une communauté qui les suit».

Au cabinet de Gabriel Attal, on prévient que les opérations avec ces influenceurs sont amenées à se répéter et pas uniquement à propos de la Covid-19. Impossible pour la classe gouvernante d’ignorer l’audience colossale des influenceurs auprès des plus jeunes. Néanmoins, ce type de communication devrait rester «complémentaire» aux médias traditionnels dans les années à venir, prévient Pierre Emmanuel Guigo.

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