Appelons-la Léa, l'un des prénoms les plus donnés en 1997. Agée de 26 ans, elle vient d'intégrer la rédaction de Libégaro, premier service d'information sur mobile depuis que son concurrent Meltinaute a fermé ses portes. Nous sommes en 2022. Devant Léa, six écrans, parmi lesquels une liste des sujets qui feront l'actualité dans quelques heures et des textes générés automatiquement qu'elle doit valider avant leur mise en ligne. L'ordre des articles publiés dans l'application du Libégaro est lui aussi défini par la machine. Léa doit simplement s'assurer qu'ils n'entrent pas en conflit avec les textes publicitaires, qu'on appelait autrefois le «native advertising». Comme elle, ils sont une vingtaine à gérer la production rédactionnelle de près de 800 articles par jour. Ici, pas de rédacteur en chef. Les algorithmes décident de tout.
Retour en 2013. Les algorithmes n'ont pas encore pris le pouvoir mais ils occupent déjà une place grandissante dans les médias français. «Dans un monde de surabondance, de profusion de l'information, les algorithmes aident les médias mais aussi l'audience à faire le tri, explique Eric Scherer, directeur de la prospective à France Télévisions. Pour un coût modique, ils recommandent des articles, organisent la une des sites, fabriquent des playlists, proposent des articles à acheter, et parfois produisent eux-mêmes automatiquement des contenus. Omniprésents, les algorithmes sont les nouvelles éminences grises de nos vies connectées.»
Ami de Google
Depuis plusieurs années déjà, pour accroître la visibilité de leurs contenus, les médias cherchent à répondre aux exigences de Google. Et donc à son algorithme. C'est le SEO, l'optimisation pour les moteurs de recherche. Pour être «ami» de Google, un article doit respecter un certain nombre de règles en matière de mots-clés, de taille de paragraphe, de longueur d'article... «Cette écriture adaptée aux règles de référencement a insidieusement conduit à une uniformisation des angles, des formats et du type d'information traité», regrette Nicolas Becquet, journaliste et développeur éditorial au quotidien économique belge L'Echo, dans un article publié sur le blog Meta Media.
Aujourd'hui, l'usage des algorithmes est plus large. «Les médias sont entrés dans une phase de collaboration avec les algorithmes beaucoup moins passive», explique Nicolas Becquet à Stratégies. Ils permettent par exemple d'agréger sur une même page de nombreuses sources d'information, de définir quels sont les sujets qui vont faire le buzz dans les prochaines heures et même d'écrire automatiquement des articles à partir de bases de données. «Les algorithmes permettent d'anticiper l'actualité qui va monter, ce qui donne l'occasion aux médias de reprendre la main plutôt que de courir après une information qui les dépasse», souligne le journaliste.
Un média en a même fait son modèle: Melty. Dans la salle de rédaction de ce site d'actualité sur le divertissement prisé des 18-30 ans, une dizaine d'écrans qui permettent aux journalistes de suivre en temps réel les sujets dont les jeunes parlent sur les réseaux sociaux et donc de produire des articles le plus en amont possible afin d'y répondre. «Cet algorithme, que nous appelons "bourse de valeur des mots-clés", permet de mesurer la densité d'intérêt d'un sujet. Mais dire que le rédacteur en chef du site est un robot est un raccourci journalistique car il peut choisir de suivre les outils techniques mis à sa disposition ou simplement son intuition», estime Alexandre Malsch, cofondateur de Melty.
Succès d'audience
Un détecteur de buzz, c'est également ce que propose Trendsboard, cofondé par Benoît Raphaël, consultant en stratégie éditoriale et ancien rédacteur en chef du Post.fr. L'algorithme passe au crible plus de 20 000 sources, des médias et des blogs, dans plus de 200 univers différents. A partir d'une analyse sémantique des contenus, des articles les plus partagés sur les réseaux sociaux et des sujets de conversation, la start-up propose aux médias de suivre en temps réel les sujets qui sont en train de monter et qui pourraient se transformer en succès d'audience pour le site.
Seize médias utilisent déjà cet outil, parmi lesquels Radio France, L'Equipe, France 24 et Cosmopolitan, indique Benoit Raphaël. «Notre algorithme permet aux médias de mieux connaître ce qu'il se passe sur Internet pour ensuite pouvoir rebondir sur les conversations. Mais se contenter de suivre les tendances n'augmentera pas forcement le partage des articles. Ce sont la créativité et la valeur ajoutée qui feront la différence», assure le consultant.
Proposer ce que les lecteurs ont envie de lire, et seulement cela, la démarche interroge. «Une ligne éditoriale n'est pas la somme des affinités des exigences individuelles des internautes et c'est en cela que le travail journalistique se distingue le plus de la logique algorithmique», rappelle Nicolas Becquet.
Autre utilisation possible des algorithmes, l'écriture d'articles de façon automatique à partir de données chiffrées. Aux Etats-Unis, le magazine économique Forbes propose déjà sur son site des articles rédigés par un logiciel à partir des évolutions de la Bourse. En France, des médias comme RTL et Eurosport ont également tenté l'expérience de façon limitée autour de l'actualité footballistique. Exemple de prose algorithmique sur Eurosport.com: "16 tweets négatifs ont été relevés sur Ribéry lors du dernier match" [de l'Euro 2012].
«Notre but n'est pas de remplacer les journalistes, assure Claude de Loupy, fondateur de la société Syllabs, spécialisée dans la sémantique. La production automatisée d'articles n'égalera de toute façon jamais la qualité de la production humaine. Mais les algorithmes peuvent être utiles pour produire des contenus à partir de données très volumineuses et ainsi dégager du temps aux journalistes pour se concentrer sur la valeur ajoutée.»
Cohabitation forcée
Pour les élections municipales de mars prochain, Syllabs travaille par exemple sur un outil qui permettrait aux médias de générer en temps réel des petits textes sur chacune des 36 000 communes de France à mesure que tomberont les résultats. Des discussions seraient en cours à ce sujet avec le groupe Nextradio TV et le gratuit 20 Minutes. «Aucun média ne peut faire à la main et en temps réel 36 000 articles sur les résultats des élections municipales. Notre solution permet aux journalistes de se concentrer sur les grandes villes et sur l'analyse des résultats», souligne Claude de Loupy.
«Le journaliste est là pour donner du sens à des choses alors que les algorithmes donnent du sens aux données, estime pour sa part Eric Scherer. Il n'y a aucune raison de ne pas laisser à une machine les tâches rébarbatives. En revanche, rien ne pourra remplacer les journalistes pour trouver ce qui se cache derrière un communiqué de presse sur des résultats financiers par exemple.» Journalistes et algorithmes vont donc devoir cohabiter. Pour le meilleur et pour le pire.