Marc Billaud est directeur de recherche au CNRS, spécialisé en cancérologie. Fin mai, alors que les députés examinaient le projet de loi agricole et après l’abandon par le gouvernement des objectifs de réduction d’usage et de volumes des pesticides, il a cosigné avec des centaines de scientifiques et de soignants, une tribune contre les risques de cette stratégie de l’Exécutif.

Vous avez consacré l’essentiel de votre vie de chercheur à étudier les tumeurs cancéreuses, leurs causes, leur prévalence… Pourquoi ce choix professionnel ?

Marc Billaud. D’abord pour des raisons personnelles, car comme pour nombre de mes concitoyens, des personnes qui m’étaient chères sont mortes du cancer. J’avais donc une forme de revanche à prendre. Après le bac j’ai commencé par étudier la sociologie, jusqu’à la licence, puis je suis revenu à la biologie avec un parcours classique, thèse, post-doctorat, recrutement au CNRS… Pendant une vingtaine d’années, je me suis intéressé aux formes héréditaires de cancers. J’étais un biologiste moléculaire, j’essayais d’élucider les mécanismes de la cancérogenèse, de mieux comprendre les processus pathologiques avec pour objectif d’identifier de nouvelles cibles thérapeutiques, voire de nouveaux médicaments.

En ce moment, je travaille dans une équipe qui fait des recherches sur les cancers de l’enfant. Un des programmes que nous développons porte sur le rôle du dérèglement d’un organite cellulaire, la mitochondrie, dans la genèse de certains cancers pédiatriques et en particulier le rôle d’une enzyme, la succinate déshydrogénase (SDH). Or cette enzyme est ciblée par des pesticides très largement utilisés, qui bloquent la respiration cellulaire des champignons et moisissures. Ces pesticides, inhibiteurs de la SDH, posent au moins théoriquement de gros problèmes, car on sait que l’inhibition de cette enzyme est associée à des maladies neurologiques et à des cancers chez l’homme. Ces molécules sont pourtant autorisées et considérées par l’Anses - l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation - comme inoffensives pour la santé humaine. Des scientifiques français experts reconnus dans ce domaine comme le biochimiste Pierre Rustin estiment, au contraire, que la situation est très préoccupante et ont tiré la sonnette d’alarme. Notre équipe travaille maintenant sur ce sujet avec ces groupes de recherche et d’autres en France.

Cependant, mon intérêt, ancien, pour les questions sociologiques, est demeuré intact. Il a d’ailleurs ressurgi à la fin de ma carrière. Raison pour laquelle depuis quelques années j’ai créé avec des collègues un Département Sciences Humaines et Sociales au Centre de lutte contre le cancer à Lyon (Centre Léon Bérard). Ces dernières années, je me suis beaucoup intéressé à la question de la prévention des cancers. Cela m’a conduit à faire des recherches dans un domaine qui n’est pas forcément le mien, celui de l’épidémiologie. Comme beaucoup de mes collègues, je suis persuadé que s’il faut prendre en charge le cancer quand il survient, on agit alors trop tard, la maladie étant installée et souvent grave. Bien sûr, les différents types de cancers n’ont pas le même pronostic et l’on guérit aujourd’hui plus d’un cancer sur deux dans notre pays. Mais c’est en amont que nous devrions intervenir. Pas seulement sur les comportements, mais aussi sur les conditions socio-environnementales dans lesquelles nous évoluons. Le cancer est une maladie inégalitaire puisque la mortalité est trois à quatre fois plus importante chez les ouvriers que dans les autres catégories socio-professionnelles. La prévention est le parent pauvre de la cancérologie avec un budget environ 200 fois inférieur à celui du soin.

Intervenir en amont, c’est dès l’enfance ? Puisque vous travaillez beaucoup sur le cancer de l’enfant : peut-on faire un lien entre l’explosion du nombre de cancers en France (il a doublé en 30 ans avec plus de 430 000 cas par an) et une exposition de plus en plus précoce et de plus en plus forte des sujets ?

C’est une bonne question à laquelle il n’est pas simple de répondre ! On sait qu’il y a une exposition très précoce à des substances chimiques toxiques. Parmi celles-ci, les pesticides et les polluants éternels appelés PFAS, dont on parle beaucoup. Cela, les études dites de biosurveillance - comme Esteban de Santé Publique France - l’ont mis en évidence dans toutes les couches de la population, dont les enfants très jeunes. Et parmi ces molécules certaines sont très préoccupantes, avec des effets nocifs documentés, même si le lien entre la présence de ces molécules dans nos corps et l’impact sanitaire n’est pas toujours facile à établir. Je dirais plutôt qu’il faut pouvoir prévenir à tous les âges de la vie. Pour les plus jeunes, la vaccination est un bon moyen de prévention. Par exemple contre les papillomavirus humains, pour empêcher, par la suite, à l’âge adulte, l’apparition de certains cancers chez la femme et chez l’homme. En termes de politique de prévention, on sait les effets du tabagisme, de la consommation d’alcool, d’une alimentation trop riche… et on en informe la population. Mais les travaux d’épidémiologie montrent qu’on pourrait aussi contribuer à éviter 40 % des cancers avec des politiques de prévention prenant en compte les autres facteurs de risque comme ceux liés à l’environnement ou encore les expositions professionnelles et domestiques à des cancérogènes. 40 % de cancers en moins, c’est énorme. Sur les 430 000 nouveaux cas annuels en France, rendez-vous compte : on pourrait théoriquement en éviter 172 000 !

C’est vertigineux.

Oui, mais on se contente de regarder le problème par le petit bout de la lorgnette. Quand il a lancé la stratégie décennale de lutte contre les cancers 2021-2030, Emmanuel Macron a déclaré que 40 % des cancers pourraient être évités si nous adoptions des comportements « plus vertueux ». Ce type d’affirmation est très critiquable. Et tout le reste alors, au-delà des comportements ? Nous serions seuls responsables de ce qui nous arrive ? Tout serait choisi, rien ne serait subi ? Prenons l’exemple de la pollution, qui est classée comme un cancérogène certain par le Centre international de la recherche sur le cancer, en 2013.

La pollution de l’air, des sols, de l’eau ?

Tous les types de pollution de nos écosystèmes : la pollution de l’air, des sols, des nappes phréatiques, de l’alimentation… Ce ne sont pas uniquement nos comportements individuels qui en sont la cause. La pollution atmosphérique, avec ses molécules cancérogènes avérées, est due pour plus de la moitié à l’activité industrielle. Un tiers provient du trafic routier - le véhicule individuel, mais aussi le transport de marchandises - et un dixième de l’agriculture. Donc une grande partie de la pollution atmosphérique n’est pas la conséquence directe de nos habitudes de vie.

Plutôt la conséquence d’une mauvaise organisation de nos sociétés…

Absolument, et l’Agence européenne pour l’environnement a publié un rapport en 2022 établissant que 10 % des cancers, en Europe, seraient dus aux différents types de pollution de l’air, des sols et des cours d’eau.

Ce sont donc 270 000 cancers par an, en Europe, qui sont imputables à ces pollutions.

Et vous comprenez bien que les comportements individuels n’en sont ni la seule, ni la principale cause. Cette question de la prévention me taraude. Elle est devenue un sujet de réflexion important pour moi et nombre de mes collègues. Pourquoi faire reposer une grande part de la prévention sur les changements de comportements individuels et minimiser voire invisibiliser la part qui ne relève pas de nous directement ? Pourquoi cette politique sanitaire qui vise essentiellement à responsabiliser, ce qui est louable, mais aussi à culpabiliser ? L’individu autonome et maître de ses choix, n’est-ce pas le modèle de l’individu « entrepreneur de lui-même » promu par le néolibéralisme ? Par conséquent, la question de savoir quels sont les facteurs de risque que nous privilégions et comment nous le faisons est centrale. Et parmi tous ces facteurs, il y a les pesticides qui sont un vrai sujet de préoccupation de santé publique.

Au moment de la suspension du plan Écophyto, en février dernier - lequel est revenu, mais sous une forme différente, beaucoup moins contraignante - vous avez estimé que la situation était trop grave pour continuer de vous imposer la réserve habituelle des scientifiques.

Oui, là il ne nous semblait plus possible de nous taire. On connaît - les preuves scientifiques abondent et ont été publiées -, les effets nocifs des pesticides sur la santé publique. Dans notre domaine, celui de la cancérologie, il y a longtemps que nous mettons en lumière les évidences du lien entre pesticides et plusieurs types de cancers. Les données sont là, disponibles, traitées, croisées par plusieurs rapports des grands organismes de recherche chargés de ces questions. En particulier par l’Inserm, en 2013 et en 2021. Ces rapports montrent sans ambiguïté qu’il y a une « présomption forte » de lien entre exposition aux pesticides et lymphomes, myélomes, ou encore cancers de la prostate. Existe également une forte suspicion de lien entre pesticides et certains cancers de l’enfant. Sans oublier les maladies neurodégénératives comme la maladie de Parkinson, les troubles de la neuro-cognition et du développement du cerveau chez l’enfant.

Il faut bien comprendre qu’en science, quand on dit « présomption forte », c’est à prendre très au sérieux. Dans un tel contexte, suspendre le plan Écophyto - même si les plans Écophyto successifs visant à réduire de 50 % l’utilisation des pesticides avaient été des échecs - était irresponsable, c’était faire courir un risque supplémentaire aux populations, et en premier lieu aux agriculteurs, à leurs familles et aux riverains des zones d’épandage. Cela signifiait que le gouvernement renonçait à réguler l’usage des pesticides sous la pression conjointe de certains syndicats agricoles et de l’industrie phytosanitaire. C’est ce qui nous a poussés, mon ami Pierre Sujobert qui est hématologue aux Hospices Civils de Lyon, de très nombreux chercheurs et soignants, et moi-même, à nous exprimer.

Le gouvernement, depuis, a remis en place un plan Écophyto, mais en changeant les règles du jeu. L’indice de mesure de l’augmentation ou de la baisse des usages des pesticides est considéré comme biaisé, voire mensonger, par plusieurs scientifiques et militants de la santé environnementale.

En effet, l’indicateur retenu est extrêmement contestable. Cet « indicateur HRI-1 », issu d’une harmonisation des normes de classification des pesticides, au niveau européen, pose de très gros problèmes, car pour faire vite, à la différence du Nodu [nombre de doses unités, indicateur de suivi du recours aux produits phytosanitaires défini dans le cadre du plan Écophyto], il prend en compte la masse de produit utilisée sans tenir compte de la dose appliquée par unité de surface.

Ensuite, il repose sur un coefficient de pondération arbitraire lié à la dangerosité connue de la substance considérée et ce coefficient est dépourvu de bases scientifiques. Prenons l’exemple cité par l’association Générations futures, si vous remplacez 7 500 grammes de poudre à lever (classée risque faible) par 56 grammes de difénoconazole (fongicide classé risque préoccupant) pour le traitement des pommiers, du fait des coefficients de pondération, vous réduirez la contribution au HRI-1 de 88 %, alors que vous aurez remplacé une substance sans risque apparent et autorisée en culture biologique par une autre probablement dangereuse !

Compte tenu de tout ce savoir scientifique, de toutes les preuves apportées, de la gravité des effets des pesticides sur les écosystèmes et sur la santé humaine, comment expliquez-vous qu’on en utilise toujours plus et que, de surcroît, on casse le thermomètre ? Puisqu’on parle de cancer, cela me fait penser aux gens qui fument en sachant qu’ils risquent un cancer des poumons mais continuent quand même.

On fume quand même, vous avez raison. Malgré les campagnes d’information et les politiques publiques contre le tabac menées depuis les années 70 et suivies d’effets tangibles, 12 millions de nos concitoyennes et concitoyens fument encore quotidiennement aujourd’hui. Néanmoins, l’impact de ces campagnes varie grandement en fonction des catégories socioprofessionnelles. Pour de nombreuses raisons, l’impact positif de ces campagnes se voit surtout parmi les classes sociales les plus privilégiées. Peut-être qu’une des façons de faire diminuer le tabagisme serait de lutter contre les inégalités socio-économiques qui se traduisent en inégalité de santé, se battre contre le chômage, la précarité de l’emploi, les discriminations à l’embauche ?

Écartons-nous encore un peu de la question des pesticides. Prenons un autre cas, qui m’a beaucoup intéressé, celui des nitrites, dans l’alimentation. Des produits rajoutés à la charcuterie, essentiellement pour lui donner une couleur plus appétissante, pour que le jambon soit plus rose… Environ 3 500 cas de cancers colorectaux et 500 cancers de l’estomac, par an, seraient liés à la présence de ces nitrites dans notre alimentation. Un député du Modem, Richard Ramos, avait déposé une proposition de loi pour obtenir leur suppression - sachant qu’il est tout à fait possible de leur substituer d’autres additifs non toxiques, ce que font déjà certains charcutiers -, elle n’a pas été retenue. Le gouvernement a préféré s’en remettre à nos comportements individuels en nous incitant à consommer moins de charcuterie : pas plus de 150 g par semaine. À nouveau, c’est l’individu qui est pointé du doigt, et pas l’industrie agroalimentaire. Voilà une situation assez simple. Les données épidémiologiques sont là, on connaît la dangerosité du produit, une proposition de loi est faite mais non, on continue. Sous la pression des lobbies.

Ne soyons pas naïfs, quand il faut arbitrer entre santé publique et économie, on choisit la raison économique et les intérêts des industriels. En faisant ce constat, je ne minimise pas l’importance des considérations économiques mais celles-ci devraient être secondaires face à la question de la santé publique et c’est une des missions régaliennes de l’État que de protéger avant tout notre santé. L’abandon du plan Écophyto est intervenu au cœur d’une crise agricole majeure dont je ne nie évidemment pas la gravité. Mais ce qui semble incroyable, c’est que les décisions prises ne remettent en rien en cause un modèle délétère pour les agriculteurs eux-mêmes. Ils sont les premiers exposés aux dangers représentés par les pesticides qu’ils utilisent ! La création de l’association Phyto-Victimes, au début des années 2010, montre que certains agriculteurs reconnaissent le problème et savent qu’ils sont les premiers à subir les effets de ces substances nocives. Cela n’empêche pas des syndicats agricoles comme la FNSEA de faire pression sur le gouvernement pour obtenir l’adoption d’un indicateur au point d’en faire un outil de mesure non fiable de l’usage des pesticides. Or en dix ans, les précédents plans Écophyto n’ont cessé d’être contournés et le volume de pesticides utilisés mesuré avec le Nodu n’a absolument pas baissé. Si nombre des produits les plus dangereux ont été éliminés - un mérite qui revient essentiellement aux agriculteurs et à l’Union européenne -, il y a encore de très nombreux pesticides parmi les 300 utilisés en France dont on connaît très mal la nocivité, surtout lorsqu’ils sont utilisés en combinaison comme c’est le cas en plein champ.

La France est l’un des plus gros utilisateurs de pesticides, au monde.

Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un déni mais d’arbitrages politiques délibérés. Pour un scientifique, c’est inadmissible. Hélas, nous, scientifiques, sommes pris dans un piège constant : les marchands de doute, les lobbyistes, ne cessent de nous opposer le « On n’a pas suffisamment de preuves ». Parce qu’on parle de « cancérogène probable », pour le glyphosate, par exemple. De « présomption très forte », comme je le disais tout à l’heure. Ce sont des terminologies de scientifiques qui sont perçues par le grand public comme n’étant pas assez tranchées. Mais en science, « probable » et « présomption forte » signifient que des centaines d’études ont été réalisées et recoupées, que des preuves très tangibles ont été apportées. Les marchands de doute le savent, mais ils entretiennent l’ambiguïté. Ils vont même jusqu’à financer nos labos pour que nous poursuivions nos recherches. Sauf que le job, il est fait. Nous, scientifiques, avons apporté toutes les preuves nécessaires. Ce qu’il faut maintenant, ce ne sont pas des études supplémentaires, ce sont des décisions politiques fortes et responsables.

Les scientifiques sont donc dans l’impuissance face aux lobbies ?

Contre les marchands de doutes, il me semble que nous n’avons pas beaucoup de moyens pour nous défendre. On est à l’ère de la post-vérité instrumentalisée par des groupes de pression économiques et politiques. Nonobstant, je crois que ce que nous devons faire c’est continuer de produire des études et des rapports rigoureux et inattaquables scientifiquement. Tout en réussissant, quand nous « descendons dans l’arène » à rendre le langage et la rigueur scientifiques accessibles à l’opinion publique. Qui plus est, en nous servant de tous les moyens médiatiques disponibles, journaux, télés, réseaux sociaux. Car c’est l’opinion publique qui peut faire changer les choses. Par ailleurs, les scientifiques ne peuvent plus se réfugier dans la neutralité académique ou derrière leur devoir de réserve de fonctionnaires de la recherche. La situation le commande. Produire des rapports et des tribunes, c’est bien. Mais est-ce suffisant ? Nous sommes nombreux à nous poser la question et elle fait l’objet de réflexions institutionnelles au sein de nos organismes de recherche. Plusieurs groupes comme les « Scientifiques en rébellion » se sont créés pour mettre en œuvre d’autres moyens d’action. Nous n’avons plus d’autre choix aujourd’hui, et c’est en l’occurrence le mien, que d’entrer dans le débat public, avec détermination.

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