Quand on veut - ou que l’on doit - faire évoluer le business model de son entreprise pour ne pas se laisser rattraper par la concurrence, inutile d’espérer un simple traitement de surface. « On ne peut plus juste mettre des pansements, par exemple, en faisant un peu de digital “à côté”. Il faut repenser sa façon de faire et, derrière cela, la finalité de l’entreprise », prévient Emmanuel Vivier, cofondateur du Hub Institute, think tank sur le digital, qui organise les 15 et 16 octobre à Paris sa conférence annuelle Hub Forum sur le thème du « smart reboot ». Depuis le temps que la question de la transformation des entreprises est sur le devant de la scène, les professionnels connaissent aujourd’hui les tenants et les aboutissants de ce type de démarche, qui s’inscrit sur de (très) longues durées. Mais, dans les faits, les erreurs de réalisation restent nombreuses. « Pour réussir, le premier conseil est de ne pas être concentré sur la technologie mais de penser aussi à l’humain. Souvent, l’on est trop concentré sur la solution mais pas sur la problématique dans son ensemble… », illustre Nicolas Bariteau, consultant chez The ThinkLab, société de conseil en transformation digitale. D'où l'importance de respecter un certain nombre d'impératifs au moment de se lancer dans le pivot de son modèle d'affaires, projet lourd et structurant s’il en est.
1. Trouver le bon timing
« Le plus compliqué est de gérer le moment de rupture », explique Paul Strippe, directeur général d’Axys Consultants, cabinet de conseil en transformation. Il s’agit, avant tout, de déterminer le moment où l’on est certain qu’il faut changer, que le marché le nécessite ou que le modèle en cours s’essouffle. « C’est toujours stressant car on quitte quelque chose, contrairement à la création d’entreprise [où l’on part de zéro], commente l’expert. Il s’agit d’avoir bien mesuré là où l’on veut aller et la façon dont on va se passer de l’activité que l’on arrête ». Pour cela, pas de secret : la réussite tient au fait de s’être penché sur les enjeux en amont. « Regardez le cas de Météo France, avance Matthieu Poitrimol, associé en charge du digital chez TNP Consultants, un autre cabinet de conseil en transformation. Le business model initial reposait sur le fait d’avoir installé des capteurs [pour prévoir la météo]. Il est remis en cause car Météo France a intégré que l’information la plus fiable viendra des automobiles. Le vrai sujet sur le pivot est l’anticipation. »
2. Se projeter
« Les plus belles transformations que j’aie vues sont à moyen-long terme, décrit Capucine Pierard, directrice générale adjointe chez Havas Media. Des gens sont partis de l’ADN de leur entreprise et se sont projetés. La clé est d’échelonner les étapes : écrire une ambition à dix ans, projeter une vision à cinq ans, écrire une feuille de route à trois ans… Et tous les trois ans, requestionner les trois. » Et la publicitaire de raconter la transformation du groupe Bayard - bien que Havas ne l’ait pas accompagnée - à savoir une diversification année après année vers la vidéo, l’édition, les croisières, l’assurance santé et dernièrement l’événementiel, en s’appuyant sur ses abonnés et ses marques. Autre exemple, celui de Netflix. « Au démarrage loueurs de DVD aux États-Unis, les dirigeants de Netflix ont compris que le streaming allait remplacer la cassette vidéo et se sont lancés dans la distribution de films », illustre Emmanuel Solesse, associé en charge du digital chez TNP Consultants.
3. Construire son plan de transformation
Une fois le cap fixé, vient le temps de « la capacité du dirigeant à déployer une vision qui sera partagée en interne », explique Nicolas Bariteau. Par exemple, Accor achève de mettre en place une stratégie consistant à vendre les murs de ses hôtels pour se concentrer sur son métier d’opérateur. Un déroulement qui ne va pas sans paradoxe. « Il faudra être attentif aux personnes de son écosystème (partenaires, fournisseurs…) : les recenser, comprendre qui ils sont, comment on va avoir besoin d’eux. Le paradoxe est qu’il faut aller vite pour ne pas se laisser distancer mais toutefois prendre le temps de faire ce travail », indique Paul Strippe.
4. Soigner sa légitimité
Transformer son business model peut s’avérer porteur, à condition de rester cohérent avec soi-même. Le grand écart est permis, mais pas sans raison. « Les banques ont essayé d’ajouter une offre télécom à leur offre. Ce type de pivot, qui est plutôt une offre additionnelle, a moyennement fonctionné car il faut de la lisibilité », illustre Matthieu Poitrimol. Cette lisibilité doit exister pour les clients mais aussi, et surtout, pour l’interne. Là, « cela passe par de l’accompagnement du changement qui doit être d’autant plus présent que le pivot est important », résume Matthieu Poitrimol.
5. Ne pas surestimer la technologie
« L’erreur commune est de voir la technologie comme une finalité plutôt qu’un moyen ou un levier », observe Myriam Moussan, senior manager transformation et innovation collaborative chez Bartle, société de conseil en transformation. Certaines entreprises ont tendance à vouloir se doter d’outils avant de savoir à quoi ils pourraient leur servir. « Le point d’alerte, c’est lorsque des clients sollicitent une technologie sans avoir réfléchi au pourquoi. Par exemple, s’ils souhaitent l’installation d’une plateforme de relation client sans repenser le processus », confirme Florian Carrière, senior manager chez Wavestone, autre cabinet de conseil en transformation. « Pour être sûr de ne pas se tromper, il faut repartir des besoins du client, assure Emmanuel Vivier, du Hub Institute. L’une des innovations les plus rentables de l'enseigne But en 2018 a été de proposer la livraison jusqu’à 22 heures à Paris. Cela a permis d’augmenter la satisfaction. »
6. Sortir du cadre
« Le prérequis est la capacité du dirigeant à sortir de son contexte habituel, à comprendre ce qui est transposable ou pas », estime Nicolas Bariteau. C’est ce que vise la stratégie dite Océan Bleu, théorisée en 2004 par deux chercheurs de l’Insead et qui a largement inspiré les entrepreneurs depuis. Ce concept invite à fuir un marché ultra concurrentiel (Océan Rouge) pour se concentrer sur un nouveau marché pas encore saturé d’offres (Océan Bleu). « On disrupte mieux un autre business que le sien, complète Emmanuel Solesse. Il faut être capable de sortir de son propre marché, de faire appel à des gens qui vous ouvrent les yeux, d’aller chercher en dehors de ses bases. » Et l’expert de faire un lien entre pivoter et entreprendre : le fait de « sauter de la falaise et construire l’avion pendant la chute ».
Et la com dans tout ça ?
Bien communiquer autour de l'évolution de son modèle d'entreprise est au moins aussi important que le pivot lui-même. D'où l'intérêt d'associer étroitement la direction de la communication au changement. « La transformation digitale implique d’abord le comex et la direction générale. En haut de l’entreprise, il faut un moteur, explique Emmanuel Vivier, du Hub Institute. La direction de la transformation évangélise, la dircom communique plutôt vers l’externe, les marchés financiers, les actionnaires. » En parallèle, la communication interne pourra s’attacher à rendre le projet de changement compréhensible par toute l’entreprise, en lien avec les RH. « Il y a longtemps eu un décalage entre la com, bras armé de la direction générale, et ce qui est vraiment opéré dans l’entreprise », remarque Emmanuel Solesse chez TNP Consultants. Inutile, par exemple, de se proclamer acteur de l’innovation sans le montrer par des faits. « Il y a un enjeu de la com à se réinventer, à montrer des éléments de preuve », analyse-t-il. Et après ? « Avec les nouveaux pivots, il y a un vrai débat sur l’existence dans l’absolu de la communication interne. Si la transformation est complète, il n’y a pas besoin d’organe qui génère de la communication, l’idée est que l’information circule, par exemple à travers le collaboratif », ajoute Matthieu Poitrimol.