Voilà ce qu'on appelle une belle vidéothèque. «J’ai tout: westerns, dessins animés… et une sélection de publicités», annonce un jeune homme à ses deux convives, un couple. «Oh oui! La pub! Wahou!», saute de joie la jeune femme. «Chic! Moi aussi, c’est ce que je préfère!», ajoute son compagnon avec un ravissement presque inquiétant. Cette euphorie démente ne faiblit pas pendant le défilé des spots: chorégraphie improvisée devant un film Végétaline, karaoké sauvage sur l’air de Banga... Doux Jésus, quelle ambiance! «C’est quand même bien de se retrouver entre gens normaux…», conclut la jeune femme, toute essoufflée par tant de griserie.
La publicité constituerait-elle la porte du Paradis pour tous, du nom du film d’Alain Jessua dont est extraite cette scène? Au-delà de son irrésistible charme désuet (le film date de 1982) et de son casting cinq étoiles (Patrick Dewaere, Jacques Dutronc, Stéphane Audran, François Léotard), le film, une utopie qui vire à la dystopie, tient un propos qui garde toute son acuité: Alain Durieux (Dewaere), dépressif, essaie un nouveau traitement, le «flashage», qui permet d’annihiler toute émotion négative. La publicité fait partie de la prescription. A consommer sans modération.
Résistance sémantique
Plus de trente ans après la sortie de cette farce douce-amère, «le bonheur, pour reprendre une phrase de Saint-Just, reste une idée neuve en Europe», remarque Sophie Chassat, agrégée de philosophie et responsable du tout nouveau pôle Identités verbales de l’agence Angie (lire l'encadré). «Il existe une résistance sémantique du mot bonheur, et une résilience du fait que l’on s’y attache, même si l’on est découragé en permanence de ne pas le trouver», souligne la normalienne.
La félicité, on la trouve de toute éternité et omniprésente «au cœur du marketing et de la publicité, dont elle constitue la promesse de manière plus ou moins explicite, en vendant soit des petites, soit des grandes améliorations», rappelle Vincent Garel, directeur des stratégies chez TBWA Paris. «Plus que jamais, dans les briefs, on nous demande d’exprimer ce chemin ultime vers la béatitude», remarque Sophie Grenier, directrice de l'innovation et de la prospective de Dragon rouge. Comme le résume Thibaut Ferrali, directeur du planning stratégique d’Herezie, «si 80 % des marques usent de ce discours sur le bien-être, la joie, le plaisir, c’est que le bonheur résiste bien au cynisme».
Prétests
Et ce pour des raisons pour le moins… cyniques. «Lorsqu’on envoie une campagne en prétest avec un discours sur le bonheur, on n’est pas inquiet», lâche Thibaut Ferrali. Corentin Monot, directeur du planning de CLM BBDO, en concevrait presque une certaine amertume: «Malheureusement, du fait des prétests, le bonheur est partout, ce qui peut être dommageable: on a l’impression que la grammaire publicitaire ne peut s’écrire qu’avec le sourire. Une publicité "en creux", plus allusive, avec un pas de côté, va mal tester en groupe.»
Des exemples? «Le spot du gorille de Cadbury, qui joue du Phil Collins à la batterie, signé «A glass and a half full of joy», ne passerait jamais la barre, poursuit Corentin Monot. Et une campagne comme «Sorry, I spent it on myself» pour Harvey Nichols, avec ses personnages qui offrent des cadeaux "cheap" à leurs proches parce qu’ils se sont arrogés les cadeaux les plus chers, serait mal perçue parce que ce n’est pas sympa, pas vraiment dans l’esprit de Noël.» Une dictature du sourire, jusqu’à la grimace? «En production, je ne compte plus les demandes d’annonceurs qui me demandent "plus de sourire dans la voix"», soupire Stéphane Xiberras, président et directeur de la création de BETC.
Bonheur national brut
Cela vaudrait pourtant le coup, si l’on en croit Christian Verger, vice-président de Publicis France, de forcer un peu sa nature. La dernière campagne Carrefour, assortie de sa nouvelle signature «J’optimisme» a réalisé des scores d’impact «très au-dessus de la moyenne, de 80 à 85%», annonce le publicitaire, par ailleurs coprésident de Publicis Dialog. Réjouissant pour l’annonceur et son agence, alors que le néologisme a été, en janvier 2015, diversement reçu sur les réseaux sociaux - par de mauvais coucheurs, certainement.
L’argent, dit-on, ne fait pas le bonheur, mais le bonheur, semble-t-il, continue à faire recette. «On a quantifié la valeur économique du bonheur: souvenez-vous par exemple de l’indice du "bonheur national brut", rappelle Sébastien Genty, directeur général adjoint en charge des stratégies de DDB, qui a sorti une campagne pour Auchan signée «Et vous la vie vous l’aimez comment?». Il existe une vision utilisatrice du bonheur, elle est prouvée: en entreprise, les gens travaillent mieux. Et il n’est pas anodin que le moral des Français reste un indicateur.»
Déconsommation
Si le moral de nos compatriotes est fluctuant, leur vision de la sérénité serait, elle, sujette à une vraie révolution. Comme le relève Sophie Chassat, de l’agence Angie, «le mot bonheur n’est plus utilisé de la même manière qu’il y a cinq ans. Dans Le Bonheur paradoxal, Gilles Lipovetsky vendait le bonheur comme un produit. Il me semble que l’analyse est incomplète, alors que l’on ne s’adresse plus à des consommateurs à qui l’on dit "Achète!", mais à des individus aux aspirations protéiformes.» Thibaut Ferrali, d’Herezie, ne cache pas, lui non plus, ses interrogations: «On peut s’étonner de ce que la promesse de bonheur continue à être aussi puissante dans un monde de consommateurs de plus en plus incrédules. La nouvelle quête de bonheur - plus proche de la déconsommation, de l’absence de stress - est-elle vraiment compatible avec la publicité - qui vend?»
La quête de l’extase absolue est tellement chimérique que même les publicitaires ont fini par y renoncer. «Dans notre métier, on cherche à transformer la promesse générique de bonheur en quelque chose de plus en plus spécifique, constate Olivier Altmann, cofondateur et président d'Altmann + Pacreau. Aujourd’hui, sur une voiture par exemple, il serait indécent de dire qu’elle va rendre heureux: on va vendre de la sécurité, de la technologie, du statut… Comme BMW, qui sort du "vavavoum" et de la logique bagnolarde avec sa plateforme "The Joy of driving".»
Carte du Tendre
Naît la tentation de dresser, à la manière de la carte du Tendre, une forme de cartographie du bonheur, selon Sarah Lemarié, planneuse stratégique chez BETC. «Sur ce mapping, on trouverait les marques de grande consommation, qui jouent sur l’accumulation des petits plaisirs comme le camembert Président ("Bien manger, c’est le début du bonheur!")», décrit la jeune planneuse, qui poursuit: «Les marques de luxe, elles, s’approchent davantage d’une recherche philosophique du bonheur, avec des références continuelles à l’art de vivre, voire à l’art tout court comme Louis Vuitton et sa fondation d’art contemporain.»
«On assiste aussi au retour à un discours décomplexé sur le bonheur, une émotion un peu brute, très premier degré, à la Coca-Cola ou à la Desigual ("La vida es chula" [La vie est cool])», ajoute Laure Frémicourt, planneuse stratégique chez Leo Burnett, alors que Sarah Lemarié poursuit son exploration: «Les campagnes de Nike ne racontent pas seulement une histoire de sport, mais l’épopée du bonheur vécu comme un dépassement. Dan Wieden, c’est pratiquement Nietszche!» Et les inventeurs de la «joie de conduire» de BMW, les héritiers de Spinoza? «Tous ces mécanismes publicitaires sont forcément empreints d’idées philosophiques», avoue Sophie Grenier, de Dragon rouge.
Quête de sens
Si la publicité n’est pas avare d’emprunts aux philosophes, elle n’est pas près de récupérer des penseurs comme Kant, qui jugeait que «l'ascétisme reflète la manière de vivre de tous les hommes, leur but propre, afin d'atteindre le bonheur "suprême"». Retourner à l’essentiel, d’accord, mais une fois que l’on s’est acheté une nouvelle tablette. «Il faut prendre avec des pincettes le tendance post-consumériste: elle concerne une partie de la population qui ne va pas trop mal», prévient Olivier Altmann. «Il ne faut pas oublier que beaucoup de gens ne peuvent pas s’offrir l’écran plasma qu’ils désirent: il s’agit que le bonheur matériel soit satisfait pour qu’on vende un bonheur plus existentiel. Si l’on entrait dans une période de récession avec un pouvoir d’achat en berne, on reviendrait au plaisir de consommer pur et dur», prédit le publicitaire.
D’autant que, comme le souligne Ghislain Tenneson, directeur du planning stratégique de Marcel, «il existe certes aujourd’hui une quête de sens dans la consommation mais cela ne signifie absolument pas que l’on n’aime plus consommer. La place de l’alimentation montre que l’on se trouve encore bel et bien dans une société hédoniste».
Hédoniste, mais pas béate? «Comme on dit, les gens heureux n’ont pas d’histoire», note Sébastien Genty, de DDB. «C’est pourquoi, ajoute-t-il, certaines marques peuvent aller jusqu’à vendre une forme de mélancolie, ce que l’on appelle le "sadvertising". A notre époque marquée par une addiction folle aux émotions, on accepte que le bonheur se construise aussi par les sensations de tristesse, le fait de ressentir, d’être touché...» A toute chose malheur est bon.