Directeur éditorial de l’INA et auteur du livre Voyage au pays de la Dark Information*, Antoine Bayet chiffre à un tiers les contenus publiés sur les réseaux sociaux qui relèvent de la désinformation. Et la guerre en Ukraine ne fait pas exception.
On trouve beaucoup de choses au sujet de la guerre en Ukraine sur les réseaux sociaux. Quelle est l’ampleur de la désinformation ?
Antoine Bayet : Il convient de distinguer plusieurs choses. Il y a d’abord les informations qui viennent d’Ukraine grâce aux réseaux sociaux. Nous sommes ici dans un bel exemple de désintermédiation de l’information dans ce qu’il y a de meilleur. Malgré le bombardement de la tour télé de Kiev par exemple, il n’y a pas eu de black-out de l’information. Les réseaux sociaux sont aujourd’hui l’une des sources principales d’information sur ce qu’il se passe en Ukraine.
À côté de ça, il y a ce que j’appelle la «dark information», une information manipulée par des faussaires de l’information qui ont des agendas politiques, économiques ou même personnels. Dans mon livre, j’ai chiffré en 2020 à un tiers les partages de contenus sur Facebook qui relevaient de cette dark information. Il n’y a aucune raison pour que la situation actuelle déroge à la règle. Ce n’est pas quelque chose de petit.
Le camp russe est-il à l’origine de cette désinformation ?
Vladimir Poutine a bâti autour de lui une armée de propagande et de communication qui a la capacité à amplifier des messages sur les réseaux sociaux grand public. C’est un système qui est industrialisé. Ça passe par exemple par des fermes à trolls, qui infiltrent les commentaires sur YouTube et sur Facebook. Ce sont des actions de masse menées sur les réseaux de M. et Mme Toutlemonde.
Telegram a une place particulière : la messagerie est très utilisée en Russie et en Ukraine, mais elle n’est pas indexée par les moteurs de recherche. Donc c’est surtout un lieu de coordination des actions de désinformation. Par exemple, si un média français met en ligne un sondage sur la guerre en Ukraine, sur Telegram va être lancé un appel à voter de telle façon pour fausser complètement les résultats de ce sondage.
Existe-t-il aussi de la désinformation dans le camp ukrainien ?
Côté ukrainien, on est davantage dans une utilisation positive des réseaux sociaux faite par le pouvoir. C’est incroyable de voir que le président Volodymyr Zelensky arrive à coordonner un pays à partir de vidéos tournées au smartphone. C’est vrai qu’il y a eu des choses partagées qui se sont avérées ne pas être vraies, comme cette vidéo de soldats ukrainiens sur l’île aux serpents [13 soldats ukrainiens annoncés comme morts après avoir refusé de se rendre aux Russes. Le gouvernement ukrainien a depuis reconnu qu’ils étaient sans doute prisonniers des Russes et non morts, ndlr]. Mais on n’est pas sur quelque chose d’industrialisé comme dans le camp russe. Aujourd’hui en Ukraine, un des champs de bataille, c’est la maîtrise de l’information, j’ai rarement vu ça.
Y a-t-il de la désinformation d’origine française sur la guerre en Ukraine ?
Depuis le déclenchement de la guerre (le 24 février), une grande partie des acteurs de la désinformation en France dont je parle dans mon livre se sont saisis du sujet et s’enflamment pour défendre Poutine. On assiste à une importation du conflit ukrainien dans cette sphère de la dark information en France. On le voit dans les boucles Telegram par exemple, avec l’infiltration du sujet de l’Ukraine. Sur la chaîne YouTube Livre Noire également, où Éric Zemmour a esquissé qu’il allait s’engager en politique dès juin 2021. Son fondateur, Erik Tegnér, est aujourd’hui en Ukraine et se filme à la frontière en se demandant si cette guerre va déboucher sur une vague d’immigration. Même chose avec quelqu’un comme Mickaël Vendetta [l’ex-star de téléréalité, ndlr], qui après avoir été un antivax total, après avoir déployé une violence incommensurable contre Emmanuel Macron, s’engage aujourd’hui sur le sujet de l’Ukraine, en disant qu’on nous ment et que c’est un pays artificiel…
Je ne m’attendais pas à ce basculement des sphères de la dark information sur le sujet de l’Ukraine. Celui-ci s’est opéré suite aux actions de l’Union européenne contre la chaîne Russia Today (RT). Ça a été vu par eux comme une censure, une nouvelle atteinte aux libertés, et ça a été le déclencheur d’une défense de l’action russe en Ukraine. Il y a là des gens qui cherchent à défendre toutes les causes perdues. D’autres se saisissent de tous les sujets qui permettent de susciter de l’opposition.
Comment expliquez-vous cette mobilisation sur les réseaux sociaux des camps ukrainiens et russes ?
Chez les Ukrainiens, c’est assez simple : ils veulent défendre la cause de leur pays. En mettant à l’agenda la vision de la guerre vue par l’Ukraine, ils arrivent à déclencher des actions de soutien militaire de la part des pays occidentaux. Côté russe, il ne faut pas sous-estimer le front interne. Le premier objectif est que l’opinion publique russe ne se retourne pas. Si trop d’informations arrivent de l’extérieur, il y a un risque à ce que la population ne soutienne plus Poutine, d’où la volonté de Moscou de limiter l’accès aux réseaux sociaux. On le voit avec l’accès restreint à Facebook depuis la Russie.
Comment lutter contre ce fléau de la désinformation ?
Ce qui est complexe, c’est que la désinformation a cette capacité à reprendre les codes de l’information traditionnelle. C’est de l’info Canada Dry : ça a la couleur de l’info, le goût de l’info, mais ce n’est pas de l’info. On peut se faire avoir très facilement. En tant que professionnel de l'information, j’ai envie de croire que les dispositifs de fact-checking et de debunk sont efficaces. Il reste de la place pour le doute quand on peut mettre l’actualité en pause, et c’est ce que fait le fact-checking.
Pour largement, pour lutter contre la désinformation, l’éducation aux médias et à l’information est essentielle. C’est un combat à mener auprès des jeunes générations. Le député Bruno Studer propose que ça devienne une matière à part entière dans les programmes scolaires. Ce serait un symbole fort.
*Voyage au pays de la Dark Information est paru le 17 février 2022 aux éditions Robert Laffont.