Le flou persiste quant à la deuxième phase de la suppression des cookies tiers en 2024. La période de montée en puissance de la dépréciation ne durerait plus que 3 mois, et pourrait avoir lieu pendant le Black Friday et les campagnes de Noël. Le marché s’inquiète.
L’affaire commence il y a quelques semaines quand Google a mis à jour le calendrier de l’implémentation de la Privacy Sandbox, ce projet qui vise à réinventer le fonctionnement du web, notamment par la suppression de cookies tiers de son navigateur Chrome.
Afin d’éviter tout dévoiement de la concurrence de la part de Google, dont Chrome pèse pour le desktop 65,8 % de part de marché dans le monde, ce calendrier est « encadré » par la Competition and Market Authority du Royaume-Uni. Elle a contraint la firme de Mountain View à déployer des tests et à travailler avec le marché. Ainsi, après une phase de tests de six mois à partir du 1er janvier 2024, sur 1 % des utilisateurs de Chrome, le calendrier prévoit une montée en puissance de la suppression de cookies tiers, pour finir et être à 100 % des utilisateurs sans cookies avant la fin de 2024.
En juin dernier, cette dernière phase de tests commençait au début du troisième trimestre 2024, et devait se terminer fin 2024, comme l’indiquait le site web édité par Google sur le projet, privacysandbox.com.
Mais en novembre, en quelques jours, Google a mis à jour son calendrier sur le site destiné aux développeurs : cette dernière phase critique de montée en puissance ne dure plus que trois mois, du milieu du 3e trimestre au milieu du 4e trimestre.
Et c’est un problème pour les acteurs du marché. « Cela nous donne trois mois de moins, pour un changement très profond sur le marché de la publicité en ligne. La montée en puissance se fera sur une période très courte », estime l’Alliance Digitale. C’est un petit centimètre sur un diagramme, mais dans la réalité, c’est un trimestre entier qui saute.
Statu quo
Interrogées par Stratégies, les équipes américaines de la Privacy Sandbox nient avoir modifié les dates. « Il n’y a pas de changement dans le calendrier de déploiement de la Privacy Sandbox. Nous avons toujours dit que la dépréciation des cookies tiers dans Chrome commencera au second semestre 2024. Nous restons bien engagés sur le calendrier indiqué », répond un porte-parole de Google. Et cela est vrai dans le sens où le groupe dans toutes ses communications indiquait un début de phase de montée en puissance de la suppression « by Q3 » (au cours du troisième trimestre 2024). Mais il n’empêche que les récentes mises à jour sur le site privacysandbox.com, scruté par le marché, retirent bel et bien trois mois aux entreprises dans cette phase.
Mais est-ce si important cela ? Car le calendrier lui-même reste en réalité très flou. Il est soumis à une injonction légale qui pourrait décaler les choses. Et c’est la grande inconnue de la Privacy Sandbox. La CMA, dans son approche, prévoit de réaliser une période de statu quo, dès le 1er juillet, après les six mois de tests grandeur nature sur 1 % des utilisateurs. Le droit de la concurrence au Royaume-Uni prévoit ainsi une « standstill period » durant laquelle le projet est gelé, afin de vérifier que la suppression des cookies tiers ne pose aucun souci de concurrence. Cette période sera de 60 jours, après la fin des six mois de tests, et elle sera renouvelable. Ainsi, la suppression progressive des cookies tiers ne pourra a minima commencer qu’à partir du 1er septembre (60 jours après le début du troisième trimestre). Interrogé sur ce point, Google affirme « [qu'] il n’y a eu aucun changement dans notre calendrier prévu en raison de la “standstill period” ».
Black Friday
L’implémentation de la Privacy Sandbox ayant été annoncée début 2020, et reportée deux fois, notamment du fait des demandes de la CMA, Google n’a plus l’intention de le reporter de nouveau. La CMA a bien pris en compte la détermination de Google. Elle le rappelle d’ailleurs dans son dernier rapport : « Google a l’intention de supprimer les cookies tiers de Chrome dans la seconde moitié de 2024. Bien que le calendrier pour la suppression des cookies tiers ait été fixé par Google, nous sommes désireux de nous assurer qu’il n’y a pas de retards supplémentaires dans le processus, à condition que nos préoccupations en matière de concurrence soient prises en compte. » Et ce sont ces « préoccupations » qui pourraient poser un grand problème.
Car si la « standstill period » était renouvelée par la CMA, pour demander à Google de revoir sa copie, et étendue à 120 jours, la suppression des cookies tiers au-delà de 1 % des utilisateurs ne commencerait qu’au 1er novembre 2024, pour s’étendre jusque mi-décembre 2024, selon le calendrier de Google… La pire période pour le secteur, réunissant le Black Friday, Thanksgiving aux États-Unis et les campagnes de Noël. « Ce sera réellement compliqué pour les entreprises d’avoir à gérer un tel projet et les campagnes en cours », déplore Alban Peltier co-président du Collectif pour les Acteurs du Marketing Digital. Au sein de la tech française, l’inquiétude se fait sentir. « Nous n’avons réalisé aucun test réel encore à ce jour et ne travaillons que sur des modélisations. C’est un peu frustrant. Nous avons hâte de pouvoir tester les outils sur des campagnes grandeur nature et enfin voir ce que cela donne. Pour le moment c’est compliqué de se prononcer vraiment sur les API de Google… » estime un patron d’un groupe de publicité en ligne. Certains outils de la Privacy Sandbox, comme Attribution, ou celui qui permet de mesurer la performance des campagnes, restent flous pour le marché.
Pas de report
L’autre inquiétude, c’est que si le marché n’était pas prêt en novembre, ou les outils trop flous en termes de lecture des performances, les investissements médias ne se reportent sur les outils des plateformes ou des walled-garden, ce qui serait catastrophique pour les médias et l’Open Web en général. « Certaines entreprises font entre 30 et 50 % de leur chiffre sur cette période. Si vous changez toutes les règles rapidement, les annonceurs iront naturellement vers les outils publicitaires qu’ils connaissent et dont ils sont sûrs », déplore Alban Peltier. L’Alliance Digitale, dans une note adressée aux équipes de Chrome, relève que « le processus de montée en puissance pour les éditeurs devrait nécessiter un temps considérable, et le calendrier actuel semble être plutôt stricte » et propose d’implémenter « un gel complet au quatrième trimestre 2024 et augmenter progressivement en dehors du quatrième trimestre, par exemple, à un taux de 1 % par jour. » Mais Google ne lui a, à ce jour, toujours pas répondu. La question des investissements média pourrait-elle poser un problème de concurrence ?
La firme, pour sa part, indique à Stratégies qu’elle a toute confiance en ses outils. « Grâce à la participation des premiers testeurs, nous sommes confiants dans les API disponibles dans Chrome. Les prochains mois à venir donneront aux entreprises le temps de continuer à tester les API, à donner leur avis et à les adopter pleinement à grande échelle, et ce pour différents cas d’utilisation », nous indique l’entreprise, écartant tout report de calendrier en raison des fêtes de fin d’année. « Il n’est pas prévu d’ajuster le calendrier » pour cette raison, ajoute-t-elle, estimant que la phase de six mois de tests sera suffisante pour le marché pour s’adapter et mettre en place toutes les alternatives. Mais Google précise s’attendre tout de même « à ce que Privacy Sandbox continue d’innover et de s’améliorer même après le retrait des cookies tiers. »
Le fait est que le géant du web est dans une position compliquée et doit jouer les funambulistes, mais ne peut contenter tout le monde. « Notons que Mozilla et Apple, lorsqu’ils ont supprimé les cookies tiers de leur navigateur n’ont pas été aussi collaboratifs » Note Willy Mikalef, avocat chez Bird & Bird, spécialisé dans les données personnelles. Mais la position de Google dans la publicité en ligne lui impose de composer avec le marché, ce qui n’est pas des plus simple, ne serait-ce qu’en interne, pour la communication entre des équipes « produit » qui développent la Privacy Sandbox, et des équipes d’affaires publiques. Attaquée dans plusieurs pays (notamment aux États-Unis) pour abus de position dominante, elle a pris des engagements auprès de la CMA, en termes de transparence, de collaboration, afin que tout le secteur soit mûr lors du grand jour.
Changement d’état d’esprit
Mais les entreprises seront-elles prêtes ? « Même étalés sur six mois, les tests sur 1 % des utilisateurs demanderont un grand investissement. Qui mettra sur la table 200 000 euros début 2024 pour réaliser des tests à grande échelle dans le contexte inflationniste actuel ?, s’interroge Alban Peltier, qui craint de ne voir que des « petits tests à droite à gauche » en dehors des grands groupes qui pourront avoir les moyens et les ressources disponibles. Et encore…
Ce qu’il faut avoir en tête, c’est que l’implémentation de la Privacy Sandbox n’est pas qu’une question d’outils. Cela changera toute la ventilation des investissements médias. « Il ne suffit pas de savoir comment une API fonctionne, c’est tout l’esprit de la répartition des budgets média qui changera » estime le CPA. Certains le disent depuis longtemps : « il n’y aura pas une alternative aux cookies tiers, mais de nombreuses ». Ainsi la phase de dépréciation progressive des cookies tiers sera cruciale voire critique pour le secteur. Si la tech a démontré plusieurs fois par le passé son agilité, et qu’elle sait s’adapter rapidement, elle craint que les mentalités des annonceurs ne suivent pas. Le défi de les convaincre sera peut-être le cœur du succès du projet, ou ce qui plongera l’Open Web et les médias en ligne dans une crise jamais vue.