Événement

Interdictions, commissions d’enquête, polémiques… TikTok est dans la tourmente depuis plusieurs semaines en Occident. Si les gouvernements reprochent à la plateforme des failles dans la sécurité des données, ce sont ses liens supposés avec la Chine qui sont au cœur des griefs.

Lorsque le président Donald Trump a voulu interdire l’application TikTok aux États-Unis, à l’été 2020, la justice américaine lui a répondu que son intention était « arbitraire et capricieuse ». Deux ans plus tard, les États-Unis ont voté un cadre juridique qui permet une telle interdiction, et les audiences s’enchaînent au Parlement pour tenter de trouver un moyen de bannir l’application du territoire. Shou Zi Chew, le PDG de TikTok, en a fait les frais, le 23 mars 2023, devant les sénateurs américains, pouvant à peine s’exprimer. En Europe, chaque semaine, un nouveau pays interdit l’application sur le mobile de ses fonctionnaires considérant qu’elle constitue « une menace ». La France, dans sa tradition diplomatique, a préféré interdire « les applications récréatives », craignant un retour de bâton légal pour discrimination, mêlant Candy Crush et Netflix à l’application de Bytedance, tout en levant une commission d’enquête au Sénat. Mais sur quoi repose « le dossier TikTok » ?

Sur le papier, ce n’est qu’une application de partage de « fun ». « Les États-Unis sont le plus grand pays au monde et ils craignent une application appréciée des jeunes. C’est vraiment un manque de confiance en soi », avait raillé Mao Ning, la porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, le 28 février, après que la Maison Blanche a interdit l’application à ses fonctionnaires.

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Son logo est une note de musique. Son succès repose sur des courts extraits musicaux dans les stories et sur un algorithme personnalisé qui multiplie le temps passé sur l’application. Une crise sanitaire plus tard, les chiffres sont impressionnants. Dans le monde, le temps quotidien moyen passé sur TikTok est de 95 minutes par utilisateur, selon Sensor Tower : quatre fois plus que Snapchat, trois fois plus que Twitter et le double du temps passé sur Facebook et Instagram. Chez les plus jeunes, notamment, le succès est phénoménal : 75 minutes de scrolling quotidien pour la catégorie des moins de 15 ans. Devant ce succès de l’attention, les annonceurs affluent : ses revenus publicitaires sont estimés à 11 milliards de dollars en 2022, selon Emarketer, et augmentent en flèche. L’application affiche des ROI défiant toute concurrence. « Les annonceurs sont très pragmatiques, commente Guillaume Tollet, directeur exécutif de l’agence Fifty-Five. Du moment qu’il n’existe pas d’interdiction formelle d’utiliser quelque chose, ils ne se l’interdiront pas. Elle est aujourd’hui indispensable pour cibler les jeunes. Même le président de la République a été obligé de l’utiliser. » Stanislas Guerini, ministre de la Transformation et de la Fonction publiques l’a bien compris lorsqu’il a mis le holà aux applications « récréatives » et a pris soin d’établir des exceptions pour la communication de certains ministères. Quelle qu’en soit la raison et peu importe le pays, une interdiction serait extrêmement impopulaire auprès des électeurs comme des agents économiques.

Mais que lui reproche-t-on au juste ? Les griefs sont nombreux selon les commissions : elle partagerait les données des utilisateurs avec le Parti chinois, elle influencerait la pensée des utilisateurs en questionnant les limites du modèle démocratique et en les retournant contre les valeurs occidentales, elle pourrait manipuler un processus électoral, et elle « abêtirait » même la jeunesse volontairement pour asseoir l’hégémonie chinoise dans les décennies à venir. Finalement, le triptyque courant « vie privée / désinformation / utilité sociale » que l’on peut faire à tous les réseaux sociaux.

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Avec une différence de taille qui justifie le deux poids deux mesures : son origine chinoise. « C’est elle qui cristallise les craintes, les inquiétudes. Tous les reproches vis-à-vis de TikTok découlent de cette inquiétude primaire », estime Océane Herrero, journaliste à Politico, autrice du Système TikTok [éditions du Rocher].

Mais « la Chine constitue une différence majeure par la nature du régime politique », résume Paul Charon, directeur du domaine « Renseignement, anticipation et stratégies d'influence » de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire [Irsem], entendu le 20 mars en commission. « La sécurité des données n’est pas la préoccupation première des autorités, assure un juriste spécialisé. En réalité, l’occident s’inquiète de l’espionnage et de son influence. C’est une question géopolitique et de propagande. » Les preuves de l’ingérence chinoise ne sont plus à démontrer. « Elle est bien plus importante que l’ingérence russe », pointe Paul Charon. Mais interdire une application d’expression, sous prétexte qu’elle émane d’un état opposé à la liberté d’expression, relève de la prouesse. Et l’Occident, s’il veut contrôler l’ingérence chinoise, devra éviter de donner des armes à son adversaire en réalisant ce qu’il lui reproche.

Autre problème : il n’existe aujourd’hui aucune preuve « directe » pour ces griefs envers TikTok. Alors le législateur louvoie, hésite, enquête. Dans les audiences, tout commence et se termine par « j’ai le sentiment que l’application ment ».

Pourtant, la défense de TikTok est claire : « Nous ne sommes pas une entreprise chinoise, martèle un porte-parole de l’application. TikTok n’a pas d’existence en Chine et n’est en aucun cas soumise au droit chinois ». Mais la plateforme est soumise au droit occidental, comme en témoigne l’amende de 12 millions de livres qu'elle vient d’écoper au Royaume-Uni. La nationalité de l’entreprise est ici fondamentale, puisque comme aux États-Unis, toute société est censée permettre au gouvernement de mettre le nez dans les données qu’elle manipule. Mais TikTok a toujours insisté sur une absence de porosité. Elle possède diverses filiales selon les continents où elle est présente. Pour l’Europe, c’est au Royaume-Uni qu’elle a ses quartiers. C’est à ce titre que TikTok a toujours insisté sur sa non-collaboration passée et à venir avec le Parti communiste chinois. L’application jumelle destinée au public chinois, Douyin, est une entité à part, limitée au territoire avec ses équipes dédiées.

Quid de sa maison-mère, Bytedance ? Si elle a bien une filiale en Chine, la société réside aux îles Caïmans – « ce qui ne leur confère pas un gros avantage » en termes de crédibilité, ironise Claude Malhuret, le rapporteur de la commission au Sénat. Elle est détenue à 20 % par un de ses deux fondateurs, d’origine chinoise, à 20 % par ses employés, et à 60 % par divers fonds internationaux (Coatue, General Atlantic, KKR, Sequoia, SoftBank…) dont plusieurs Américains. Ses dirigeants résident à Singapour et aux États-Unis. Selon son porte-parole, « le seul fait de caractériser TikTok d’application chinoise consiste déjà en une erreur factuelle. Il est impossible de lui donner une nationalité ».

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Mais les liens avec la Chine ne se limitent pas à l’origine des fondateurs de sa société mère. Ces derniers ont assuré en 2016 composer avec le régime communiste, qui souhaitait nettoyer son internet de tout contenu déviant des « valeurs centrales du socialisme ». Bytedance a posé genou à terre, supprimé une application d’échange de blagues, et embauché dans la foulée 4 000 censeurs de plus. Autre pays, autres mœurs ?

Deux scandales ont donné du grain à moudre à ses contradicteurs et mis à mal la stratégie de non-porosité. Après une enquête de Buzzfeed, en juin 2022, on apprenait via des enregistrements sonores que des employés de Bytedance avaient accès aux données américaines. « Mais le terme “données” est un mot-valise, répond TikTok. N’importe quelle entreprise internationale qui assure un service 24 heures sur 24 a des données qui ont besoin de voyager. Et tout cela est encadré. » Le deuxième scandale concerne l’accès à des données personnelles de deux journalistes américains, « surveillés » par l’application. Un scandale reconnu par TikTok au motif sécuritaire. S’étant aperçu qu’une taupe faisait fuiter des informations auxdits journalistes, la surveillance consistait, selon elle, à caractériser la faute.

Depuis un an, TikTok mise sur la transparence. Elle a lancé le projet Texas aux États-Unis, « pour faire du marché américain une bulle totalement hermétique », souligne l’application. Idem en Europe : localisation des données sur le territoire, tiers extérieur pour valider les processus… TikTok travaille avec Oracle aux États-Unis et a lancé un appel d’offres en Europe. Via le projet « Clover », elle veut même créer une « nouvelle norme sectorielle en matière de sécurité des données » et ainsi embarquer avec elle les géants américains. Mais l’opprobre est inarrêtable. Quand elle a voulu faire preuve de transparence, en novembre 2022 et lister les pays qui avaient accès à certaines données pour un « besoin avéré », la Chine était présente au milieu de dix pays… L’effort s’est mû en aveu pour devenir un nouveau scandale.

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La faille pourrait-elle venir du contenu ? En matière de modération, elle se targue d’avoir interdit les publicités politiques dès 2019, et les messages politiques rémunérés via les influenceurs en 2022. Le New York Post enquêtait récemment sur l’aspect sexiste, violent de la plateforme qui, à répétition, forme la jeunesse. À cela, TikTok répond en créant une catégorie « sciences » sur son feed, et met en avant son rôle sur le marché du livre avec la tendance « BookTok ». D’autres lui reprochent la censure concernant les Ouïghours ou les contenus relatifs aux manifestations de Tian’anmen. Notons que c’est le seul réseau social à bientôt mettre en place par défaut une limite de 60 minutes pour les moins de 18 ans, au-delà de laquelle il faudra saisir un mot de passe ou le demander à ses parents. Une fonctionnalité qui existe depuis longtemps sur son homologue chinoise, fixée à 40 minutes d'utilisation. L'application semble avoir réponse à tout mais l’ombre chinoise persiste. Finalement, le dossier TikTok ne fait que sceller la bipolarité du monde. Et constitue sûrement l’un des derniers battements d’ailes du mondialisme.

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