Alors que le terme d’influenceur semble de plus en plus galvaudé, celui de créateur de contenus permet de redorer le blason d’un marché tout entier. Zoom sur l’économie de la création, qui tend à se structurer de plus en plus.
Depuis quelques mois, le terme « influenceurs » est dans toutes les bouches. La guerre entre le rappeur Booba et Magali Berdah, et l’émission Complément d’enquête consacrée au business des influenceurs, diffusée sur France 2 en septembre 2022, y sont pour beaucoup. Cependant, les pratiques dénoncées sont quasiment toutes liées à un profil d’influenceur bien précis : celui du candidat de téléréalité, surtout s’il est expatrié à Dubaï. « L’influence fascine et intrigue autant qu’elle est méprisée. Décrié, parfois raillé, le terme "influenceur" provoque trop souvent des préjugés. Et une minorité peut vite devenir une généralité. […] Nous rejetons ce terme et utilisons celui de créateur de contenu », ont réagi sur les réseaux Ruben Cohen et Galo Diallo, respectivement fondateurs des agences d’influence Follow et Smile.
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Pour Ruben Cohen, pas question de parler d’influenceur chez Follow : « On a travaillé avec des personnes qui sont nées sur les réseaux. Elles ne venaient pas de la télévision et ne bénéficiaient pas de son influence. C’est là toute la différence : pour se distinguer, nos talents n’avaient pas le choix que de créer du contenu ! De plus, depuis la création de l’agence, nous refusons systématiquement de travailler avec des marques de dropshipping, ce qui représente un manque à gagner de plus d’un million d’euros. » Un point de vue que semble partager Florie Bodin, fondatrice de l’agence de talents Grows : « Ce qui différencie un créateur de contenus d’un influenceur, c’est que le créateur de contenus n’a pas cherché la célébrité. Il était là pour partager des choses, créer du lien. Il est vraiment lui-même, il n’y a pas de personnage. »
D’ailleurs les consommateurs viennent de plus en plus chercher des univers et de l’inspiration, comme l’indique Mathilde Jaïs, head of content & creators EMEA chez Pinterest. « Notre audience ne consomme pas de contenus sans but, elle souhaite au contraire trouver des idées inspirantes pour les réaliser dans la vraie vie. Nos créateurs ont bien compris cet état d’esprit et leurs contenus permettent aux utilisateurs de passer de l’inspiration à la réalisation. Plus que pour leur nombre d’abonnés, les marques collaborent avec nos créateurs pour leur capacité à transmettre leur message à travers un contenu authentique, pensé pour cette audience unique », confirme-t-elle.
Et ça tombe bien, puisque tout porte à croire que l’influence marketing que l’on connaissait est en réalité en train d’aller vers l’économie de la création. « Les créateurs sont devenus de véritables experts de la façon de créer le contenu sur les plateformes. De la rédaction à la production vidéo, au montage et même au marketing, ils deviennent d’incroyables outils créatifs », explique Adrien Moret, head of strategy chez Helmut. Finalement, l’influence ne serait que la conséquence d’une créativité en plein essor.
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Selon une étude publiée par Adobe en août, l’économie de la création a augmenté de façon exponentielle : 165 millions de créateurs ont vu le jour depuis 2020, principalement issus des générations Y et Z. Une croissance particulièrement significative en France. Finie l’époque où l’on percevait l’influenceur comme un simple panneau publicitaire, un homme-sandwich qui brandissait son code promo ou son lien d’affiliation à tout-va. Désormais, le créateur de contenu est perçu par les marques comme leur partenaire stratégique, d’où la nécessité pour les annonceurs de penser sérieusement à la cocréation.
C’est ce qu’a fait par exemple la RATP avec le tiktokeur @daetienne, connu pour réaliser des micros-trottoirs. « On est venu choisir un créateur pour ce qu’il est et ce qu’il fait vraiment, et on a adapté le discours au besoin d’une marque – ici, la RATP, qui souhaitait revaloriser ses œuvres artistiques sur le réseau », développe Pierre Fonteny, cofondateur de l’agence Boomerang. La cocréation demande avant tout de l’implication et de la communication. « Il faut impliquer le plus possible en amont les créateurs de contenu pour qu’ils apportent leur valeur ajoutée, à savoir la création. C’est là où les agences doivent encore évoluer », détaille Pierre-Hubert Meilhac, directeur général d’Ogilvy.
Un défi pour les agences, reconnait Léonie Brun, directrice associée chez Dire Agency. « Notre challenge au quotidien est de faire cohabiter les besoins et les objectifs de la marque, avec l’expression et la créativité du talent en face. On est là pour faire l’intermédiaire et faire comprendre aux marques que les influenceurs ne sont pas des panneaux publicitaires, on ne peut pas leur dire "il faut faire comme ça". La bonne pratique, c’est de communiquer en amont avec le talent sur les objectifs que l’on a, et lui parler de nos intentions et de nos intuitions, Tout en le laissant s’exprimer sur ce qu’il a en tête. Car vouloir tout dire à tout le monde, c’est finalement parler à personne et ne rien dire », explique-t-elle.
Un raisonnement que partage Carine Fernandez, CEO de l’agence Point d’Orgue. « Jusqu’à présent, le schéma traditionnel était : il y a une campagne de pub imaginée par des géants, automatiquement déclinée en influence. Un brief est écrit, la marque trouve ça fantastique et c’est seulement là qu’ils contactent l’influenceur. Et très souvent, les créateurs de contenu ne réagissent pas très bien à la découverte du brief. C’est un schéma traditionnel, parce que les gros annonceurs passent par des grosses agences pour leur stratégie globale. Pourtant, ce sont deux métiers très différents. Je ne sais pas faire une campagne de pub à la télé, je sais rendre virale une campagne d’influence, et je le fais main dans la main avec le créateur. C’est un schéma encore trop peu vu, mais qu’il faut être capable de l'installer », affirme-t-elle.
Face aux possibles dérives, les autorités de régulation se sont également saisies du sujet. En septembre 2021, le Certificat de l’influence responsable a été mis en place par l’ARPP (Autorité de régulation professionnelle de la publicité) pour « former au cadre légal et déontologique, protéger les audiences, se différencier auprès des marques ou répondre à un enjeu de brand safety », détaille Mohamed Mansouri, directeur délégué de l’ARPP. Pour obtenir ce certificat, le créateur (ou son agence) doit débourser 49 euros et suivre une formation de trois heures. S’il obtient 75 % de bonnes réponses à l’examen (qui se passe en distanciel), il obtient son certificat. Les thématiques abordées sont assez larges : la contrefaçon, les règles de transparence, la notion d’engagement réciproque ou encore le statut d’enfant influenceur…
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Ce rappel des règles n’est pas de trop : selon une étude de Reech, seulement 52 % des professionnels interrogés exigent qu’un partenariat soit annoncé en toute transparence lors d’une campagne d’influence. Et pourtant, ne pas le mentionner est répréhensible : l’influenceur risque deux ans d’emprisonnement et 300 000 euros d’amende. En 2021, Nabilla en a d’ailleurs fait les frais, condamnée à verser 20 000 euros pour « pratiques commerciales trompeuses ». On est loin des sommes réclamées aux États-Unis (Kim Kardashian a dû payer 1,3 million de dollars pour publicité déguisée en octobre 2022), mais c’est un début. Mohamed Mansouri l’affirme : « Des vérifications sont faites après l’obtention du certificat. Il y a une équipe dédiée au sein de l’ARPP qui vérifie chaque semaine les contenus des créateurs certifiés. […] Le but, c’est de permettre au marché de se pérenniser, de construire des bases saines et de respecter le cadre légal. Il s’agit d’un marché naissant, qui croît très vite et qui doit se structurer par l’éthique. Les réseaux sociaux ne sont pas une zone de non droit ! »
Pour le moment, le certificat d’influence responsable n’est accessible qu’aux créateurs et non aux agences. Un regret pour certains acteurs, qui aimeraient davantage d’encadrement, même si les choses semblent bien engagées. « Avoir une certification d’agences, c’est une discussion en cours avec le Syndicat du conseil en relations publics (SCRP). Il y a trois ans, on a déjà sorti une Charte de la relation influenceurs, pour expliquer toutes les étapes qu’il faut envisager quand on travaille avec un influenceur. Actuellement, on est en train de travailler sur un autre outil : le Référentiel de la mesure des relations influenceurs, ou comment mesurer l’efficacité d’une campagne d’influence », confie Pierre-Hubert Meilhac à Ogilvy. Côté agences d’influence, la tendance serait davantage à la création d’un syndicat. « L’avenir, c’est que les créateurs de contenu aient une voix, un syndicat, une structure qui puisse répondre à leurs questions, les protéger avec un statut juridique, qu’ils puissent répondre au gouvernement via des entités. Qu’ils aient un espace pour eux qui défende leurs intérêts et qui justifie la professionnalisation de tout un secteur. Ce n’est pas une punition, c’est de la pédagogie », explique Florie Bodin chez Grows. Le chemin de la professionnalisation est encore long.
On savait déjà que les plateformes digitales se copiaient entre elles côté fonctionnalités, mais elles se mènent également une guerre sans merci concernant la monétisation. Le but ? Réussir à conserver leurs créateurs à tout prix, car sans ses créateurs la plateforme n’existe plus. « Aux États-Unis, Meta teste la fonctionnalité d’abonnement. C’est la même mécanique que sur Twitch : demander aux abonnés de rémunérer leurs créateurs préférés en échange de contenus exclusifs. C’est un véritable game changer. Demain, le créateur de contenu pourra s’affranchir de plus en plus des marques, sa rémunération ne reposant plus uniquement sur ses collaborations », explique Julien Petit, responsable pôle social media chez Altavia.
Une évolution que semble confirmer Pierre Fonteny, de Boomerang. « Le nouveau fond pour les créateurs de TikTok est un véritable bouleversement pour le quotidien des créateurs. Avant ils pouvaient être rémunérés 300 euros par mois, désormais ils peuvent accéder à 15 000 voire 20 000 euros. Des plateformes comme MYM ou Onlyfans, connues pour leurs contenus sulfureux, s’ouvrent totalement. Dernièrement, DJ Snake est même devenu actionnaire de MYM : il y poste du contenu que l’on peut écouter en exclusivité sur la plateforme. Peut-être que dans un futur proche, on aura des créateurs qui produiront du contenu extrêmement qualitatif sur ces plateformes-là, et qu’il y aura uniquement un système d’abonnement », envisage-t-il.