« Quand le premier confinement a été décidé, on a eu 48 heures pour tester les connexions internet et les partages de fichiers. Le 16 mars, on a mis tout le monde dans un taxi avec son Mac et les créatifs étaient prêts à démarrer le travail à distance. » Ce témoignage de Benoît de Lavarène, directeur général de Team Créatif, tous les dirigeants d’agence de design de France pourraient le reprendre à leur compte. Dans ce métier de création où les designers cogitent en commun et dessinent sur de grosses « bécanes », le télétravail a été une gageure. Mais l’habitude de créer sous la contrainte (de temps, de budget) leur a aussi permis de réagir vite. « J’ai été bluffé par la capacité d’adaptation des équipes », salue Frédéric Messian, président de Lonsdale. « Je n’aurais jamais cru qu’on puisse être opérationnels en 24 heures », renchérit Christophe Lerouge, président de Crépuscule, agence spécialisée dans le packaging pour les cosmétiques. « La situation a encouragé l’autonomie des services et supprimé la réunionnite. On se connaît suffisamment depuis des années pour avancer vite », reconnaît Olivier Saguez, président fondateur de Saguez & Partners, qui a installé un bureau à domicile pour recevoir les clients.
Trivial Pursuit
Déjà testé lors des grèves, le télétravail a révélé certains avantages : moins de pauses à la machine à café signifie plus de productivité. Pour compenser l’absence de ping-pong intellectuel et de discussions informelles qui nourrissent la créativité, les agences ont mis en place des solutions maison. « Le mercredi, on organise un Trivial Pursuit à distance, le vendredi soir un apéro. Il y a aussi une invitation Teams permanente pour les créatifs qui veulent prendre une pause, comme s’ils étaient à la cafét’ », détaille Oriane Tristani, directrice générale de Landor & Fitch à Paris et Genève. La dirigeante qui a pris ses fonctions en janvier 2020 reconnaît avoir embauché des salariés qu’elle n’a encore jamais rencontré « en vrai ». Mais l’agence habituée à travailler dans un réseau international, pour des clients comme Kellogg’s ou Procter & Gamble, a su s’adapter sans dommage.
« On va garder l’habitude de télétravailler une partie du temps. Je peux très bien autoriser des salariés à partir deux semaines sur leur lieu de vacances et à télétravailler une semaine sur place », indique Oriane Tristani. La facilité de sauter dans un avion pour un rendez-vous client va sans doute laisser la place à des décisions plus rationnelles. « Il m’est arrivé d’aller en Asie pour une réunion d’une heure, se souvient Émilie André, directrice du Studio Jean-Marc Gady. On a pris conscience de l’absurdité de ce type de déplacement à l’empreinte écologique catastrophique. » Pour Christophe Lerouge, de Crépuscule, le virtuel et la rencontre physique vont continuer à cohabiter : « On ne communique pratiquement plus par emails entre nous, seulement sur des plateformes collaboratives comme Teams et Slack. Cela canalise les informations et assure l’efficacité. Mais je pense que l’on reprendra les voyages. C’est en se voyant qu’on instaure la confiance avec les clients. »
Crise sanitaire oblige, certains dossiers ont été gérés entièrement à distance. W a lancé la nouvelle identité de Peugeot et gagné l’appel d’offres de Paris 2024 pendant le confinement. « Nos premiers échanges avec ce client se sont faits exclusivement via Teams, relate Martin Piot, vice-président. Bizarrement, cela nous a permis de construire des fondamentaux solides avec une vraie disponibilité des équipes au sein du Comité olympique. » L’agence a également lancé la nouvelle identité de Novotel alors que les hôtels étaient fermés, obligeant à réorienter la communication sur les réseaux sociaux. Mais pour ces structures qui sont souvent des PME, l’arrêt brutal d’appels d’offres ou de projets retail (architecture commerciale) a pesé lourd. Des départs n’ont pas été remplacés, des CDD n’ont pas été renouvelés. Le chômage partiel a joué son rôle de filet de sécurité. « C’est la première fois de ma vie que je demande une aide de l’État, constate Olivier Saguez. On pensait faire une chute de 20%, au final on a fait -16% et on n’a jamais travaillé autant. »
Impact psychologique
-15 % à -20% de chiffre d’affaires, c’est en effet la baisse affichée par la plupart des sociétés. L’impact psychologique n’est pas à négliger. « On a fini l’année dans un état d’épuisement jamais vu. Le fait de ne jamais pouvoir s’inscrire dans la durée avec des confinements à répétition est très fatigant », reconnaît Frédéric Messian, président de Lonsdale. « J’ai ressenti deux temps dans l’année : un premier semestre très dur, très défensif, et un deuxième trimestre très exigeant car très offensif, confie Christophe Pradère, président fondateur de BETC Design. On a travaillé comme des damnés mais on a quasiment gagné tous les appels d’offres - Apéricube, Petit Navire, Firmenich - et d’autres projets dans le luxe en Chine et au Pakistan. »
L’international a permis aux groupes de compenser les baisses d’activité en Europe. CBA et Team Créatif viennent d’ailleurs d’ouvrir un bureau à Singapour, où Dragon Rouge est déjà présent. « Ce bureau est très dynamique tout comme celui de New York, reconnu pour sa créativité, témoigne Renaud Deschamps, directeur général de Dragon Rouge. La majeure partie de notre activité repose sur des budgets consumer branding mondiaux, comme Nestlé ou Mondelez, qui ont continué d’investir. En revanche, nous avons supprimé 15 % des postes au Royaume-Uni et nous avons recouru au chômage partiel à 30 % en France. »
Se réinventer
Cette période de ralentissement a été l’occasion de revoir ses priorités, voire de se réinventer. « On a emménagé dans de nouveaux bureaux en janvier 2021 pour retrouver une cohésion d’équipe. J’ai arrêté le chômage partiel même si l’activité n’était pas totalement de retour car, psychologiquement, il est important de montrer que l’on est positif », souligne Pascal Viguier, fondateur de l’agence Curius. Celle-ci a adopté un nouveau positionnement pendant la crise pour aller de l’avant. « On se positionne sur les DNVB, les entreprises qui cassent les codes. On veut avoir un coup d’avance. Pour nous, la Covid a été un accélérateur, on a besoin de se ressouder, de penser autrement. »
Des rapprochements ont eu lieu : « Nous avons conclu un partenariat avec l’agence Sparknews, spécialisée dans la raison d’être des entreprises, afin de répondre à des appels d’offres qui intègrent la stratégie RSE (responsabilité sociétale des entreprises). Nous avons aussi entamé une réflexion pour acquérir la labélisation B Corp », confie Simon Bouanich, co-président de Pulp Design. Saguez & Partners a signé un accord commercial avec Fabernovel, cabinet expert en innovation, afin de travailler sur des projets communs associant le physique et le numérique.
Dans cette période où l'on a partagé des réunions en visio avec le chat du client ou le petit dernier du chef de projet, les relations humaines sont revenues au premier plan. Des liens qui vont perdurer. « Nous sommes plutôt optimistes pour 2021. On se fixe le cap de retrouver notre niveau de 2019 et de réembaucher », positive Renaud Deschamps, de Dragon Rouge. « J’espère que l’après ne sera pas comme avant. On a pris le virage du design durable, responsable et créateur de valeur », affirme Olivier Saguez. « Le normal va être différent, la crise a accéléré des prises de conscience. Il y a plus de discernement entre les moments où l’on a besoin d’être ensemble et ceux où l’on peut travailler à distance », analyse Anne Malberti, directrice générale de CBA. Jérôme Lhermenier, le directeur général de FutureBrand, résume l’état d’esprit général après cette année éprouvante : « Avec le deuxième confinement, on a ressenti une baisse d’énergie voire une lassitude sur le plan humain. L’agence a redoublé d’efforts pour accompagner ses talents, en améliorant son organisation et en essayant de faire vivre sa culture d’entreprise. Nous espérons que 2021 verra converger une reprise économique et une plus grande sérénité. »