Interview
À la tête d’Havas depuis 2013, Yannick Bolloré revient sur les conséquences des 12 derniers mois, qu’il assimile à un mal pour un bien. Le président estime même que le groupe devrait sortir grandi de la crise. Explications.

Quel est votre regard sur cette année 2020 forcément très particulière ?



C’est une année dont on se souviendra longtemps avec une crise ayant touché quasiment toutes les industries au même moment. On a vu le monde s’arrêter. Du fait de notre présence en Asie et plus particulièrement en Chine, les échanges avec le CEO de Havas en Chine sont devenus hebdomadaires dès février afin de comprendre ce qui était en train de se passer. À l’époque, je ne pensais pas que cela allait arriverait si rapidement en Europe et dans de telles proportions. Mais j’ai quand même retenu quelques leçons, la première étant que les industries qui s’en sortaient le mieux en Chine étaient celles qui avaient su s’adapter le plus rapidement. Il ne fallait pas être dans le déni et savoir se renouveler comme l’ont fait les restaurants en passant à la livraison à domicile ou les constructeurs auto en ne comptant plus uniquement sur les showrooms. Un certain nombre d’exemples évidents aujourd’hui mais qui l’étaient bien moins à ce moment-là. La première activité que nous avons ajustée a été l’événementiel puisqu’on imaginait sans peine que les événements allaient être arrêtés. Ce qui nous a permis de continuer à travailler durant cette période en utilisant notamment les assets du groupe Vivendi. Un accord a d’ailleurs été conclu dès début mars avec Canal+ pour reprendre un de leurs studios afin de lancer des événements hybrides au départ, devenus pour beaucoup exclusivement digitaux. Ce qui a permis à Havas Event, bien qu’affecté durement par la crise, de superformer de plus de 20% vis-à-vis de l’industrie. De manière plus générale, nous étions déjà équipés en outils de collaboration à distance et nous avons pu passer assez rapidement du présentiel au distanciel sans véritable perte de qualité. L’aspect le plus dur a été le versant humain et psychologique puisque des collaborateurs ont été touchés, à commencer par Arnaud de Puyfontaine, CEO de Vivendi. Mais aussi le CEO d’Universal Musc Group, qui a été hospitalisé durant deux mois. Des grands cadres et des collaborateurs partout dans le monde ont été concernés. C’est ce qui nous a le plus inquiété, au-delà du business. Début avril, on a constaté l’étendue des dégâts puisqu’un certain nombre d’industries et de clients ont décidé de stopper totalement leurs investissements, ou au mieux de les décaler. L’arrêt a été brutal. Il faut rendre hommage aux équipes à travers le monde, qui ont fait preuve de courage et de résilience, ce qui nous a permis de traverser un printemps vraiment très difficile. C’est de loin la tempête la plus importante que j’ai eu à vivre à la tête d’Havas. En faisant partie de Vivendi, nous avons toutefois eu la chance de traverser la crise de la manière la plus humaine possible. Vivendi a fait le choix de ne pas recevoir les 76 millions d’euros de dividendes pour maintenir les salaires et ne pas procéder à des ajustements salariaux ou des licenciements. À cette première phase a succédé la période correspondant à la fin du confinement, de mai à l’été, qui n’a pas permis un retour à la normale. La reprise a été graduelle. S’en est suivi un très bon été. Enfin, les restrictions remises en place un peu partout dans le monde cet automne n’ont pas eu les mêmes effets qu’au printemps et la décroissance des investissements a été nettement moindre. C’est ce qui nous a permis de terminer l’année bien au-dessus de nos espérances du printemps.



Havas a enregistré en 2020 un recul de son chiffre d’affaires de -10,1%, avec un revenu net (-9,2%) et une croissance organique (-9,9%) affichant des trajectoires quasi-similaires. Comment juger ces résultats face à vos concurrents directs ?



Il faut mesurer l’activité par le biais de la croissance organique pour être sur une base comparable. Ce qu’il faut retenir, c’est que l’industrie finalement se tient à l’issue de l’exercice 2020 avec pour meilleur élève Interpublic à -4,8% et Omnicom qui ferme la marche à -11,1%. Publicis fait -6,3%. Nos résultats s’inscrivent dans ce schéma et franchement, l’industrie a fait preuve d’une résilience et d’une capacité d’adaptation remarquables. Nous étions sur des scénarios autrement plus pessimistes, en tablant sur -20% voire -25%. L’hypothèse de -10% constituait le scénario le plus optimiste.



Qu’est-ce qui a permis de limiter la casse ?



La baisse a été forte car la crise a été soudaine. Pour une industrie comme la communication où les salaires représentent près de 75% des coûts, c’est problématique. Normalement, quand vous attendez une baisse de croissance ou de marge brute parce que vous perdez un client, vous le savez un peu avant, vous adaptez à votre base de coûts, vous redéployez des talents vers d’autres clients et vous arrivez à corriger le tir. Ce qui a été compliqué au printemps, c’est que cette baisse de marge brute a été soudaine, pas anticipée mais pas anticipable non plus. Cela a généré des pertes très importantes auxquelles nous ne sommes pas habitués. Outre cette capacité d’adaptation de l’industrie, ce qu’il faut retenir pour expliquer que les restrictions automnales n’ont pas eu le même effet, c’est que les clients ont réalisé l’importance de la communication, y compris en temps de crise et peut-être même encore plus. Il faut pouvoir continuer à exister, à parler à ses clients, à ses prospects… Le transfert d’une partie des ventes sur le digital engendre de nouvelles stratégies de communication. Je crois que si troisième confinement il y a, cela n’aura pas les conséquences dramatiques du printemps mais plutôt celles rencontrées cet automne.



Quelles activités ont performé et, à l’inverse, quelles agences ont souffert ?



Si je me projette à l’instant T, l’événementiel est évidemment l’expertise qui a le plus décroché. Mais si je me projette dans l’avenir, ce qui a été mis en place avec Canal+ et Vivendi fait qu’Havas Event sera plus fort en sortie de crise. Au-delà, les deux activités qui ont le plus souffert sont l’activité créative « traditionnelle » et l’activité média, avec une chute des billings spectaculaire au printemps. La France est le pays qui a cessé le plus drastiquement ses investissements à ce moment-là, avec une baisse de -60% quand la moyenne internationale se situe autour de -40%. Paradoxalement, au mois de décembre, c’est la France qui a le moins baissé. La France a donc peut-être surréagi. On a la chance chez Havas d’être le leader mondial de la santé qui pour le coup a tenu son rang. Sur l’activité media, la France, l’Espagne et l’Amérique latine ont été principalement touchés. Créativement, cela dépend des agences et de leurs portefeuilles respectifs. Les agences les plus exposées à l’aérien, à l’automobile et au luxe ont été les plus touchées. Celles les plus exposées aux banques et au retail ont bien tenu. Le portefeuille d’une agence comme Havas Paris a mieux résisté que celui de BETC par exemple, pour qui se sont ajoutées à la crise des pertes de clients majeurs comme Air France. Pour autant, si je me projette dans l’avenir, BETC a su réagir et se remettre en selle en gagnant de nouveaux clients. D’autres agences ont fait même mieux que tirer leur épingle du jeu. Je pense à Buzzman qui a réalisé une très bonne année et produit des campagnes remarquables et remarquées pour Burger King ou plus récemment Uber qui offre des trajets pour la vaccination.



Un an et demi après le rachat de Buzzman, quel bilan faites-vous ?



Ce qu’on vise, c’est d’avoir le plus de talents possibles, avec une agence comme Rosapark aussi. L’entrepreneurship fait partie de nos valeurs cardinales. On croit vraiment à ce modèle et nos agences créatives sont toutes autonomes. Notre modèle fonctionne très bien. Tout le monde sait ce qu’il a à faire et tout le monde collabore lorsqu’il le faut. Cet état d’esprit rejoint le modèle des Havas Villages lancés en 2013. Les gens aujourd’hui font partie à la fois d’une agence et du groupe Havas.



Il existe chez Havas un tropisme créatif assumé. Mais qu’en est-il du planning stratégique ?



Il n’y a pas de bonne création sans bon planning. On a tendance à l’oublier. Les créatifs ne sont pas omniscients. Une bonne création, c’est d’abord un bon brief du planning. Généralement, le client briefe l’agence et c’est vraiment le planning qui le retravaille afin de le rendre opérationnel pour le créatif. Les grandes campagnes sont celles qui associent le bon planneur ou la bonne planneuse avec le bon créatif. C’est ce qui crée le tandem gagnant. À cet égard, on continue d’investir dans le volet études. Nous n’avons pas baissé nos investissements stratégiques et de recherche en 2020. On continue à réfléchir à comment être plus forts ensemble. C’est le cas du Cortex qui réunit les planneurs d’Havas Paris et d’Havas Media depuis mars 2019. C’est intéressant puisqu’on a tendance à opposer création et média alors que les deux disciplines nécessitent de travailler de concert. Une bonne création sans un plan média optimal ne fonctionnera pas et inversement.



La stratégie consiste-t-elle toujours, comme vous le disiez en septembre 2019, à miser en priorité sur la créativité au sens large, autrement dit «des métiers à très forte valeur ajoutée» ? Ou les événements récents changent-ils la donne ?



Le conseil créatif stratégique à forte valeur ajoutée est le cœur de notre métier. La véritable valeur des agences réside dans leur capacité à trouver de grandes idées, à définir des stratégies et à les exécuter. En revanche, si on ne dispose pas des outils nécessaires sur les volets UX, e-commerce ou analyse de la data, tout ça ne sert à rien. C’est pourquoi nous avons développé nos outils de data à la fois en interne mais aussi par le biais d’acquisitions comme celle de Fullsix en France il y a cinq ans. D’autres acquisitions ont été réalisées par le biais de Havas CX, réseau créatif, hybride et technique. On a beaucoup développé ce réseau en 2020 car on a eu le temps de le faire par la force des choses. Pour ce qui est du e-commerce, on avançait jusque-là de manière un peu dispersée. Pour y remédier, nous avons lancé le réseau Havas Market, dans lequel nous investissons beaucoup de ressources. Ces deux expertises mondiales sont une bonne illustration de ce qui est attendu : une excellence stratégique mais en même temps des outils technologiques de premier plan. Ce qui nous a également occupé ces 18 derniers mois, c’est de développer notre réseau de production. Le secteur a beaucoup évolué ces dernières années, avec entre autres des outils de permettant d’automatiser et de personnaliser certains process publicitaires. La question qui n’est pas tranchée par les consommateurs et le régulateur, c’est de savoir à quel niveau de personnalisation il faut aller dans la publicité.



On oppose de plus en plus les politiques d’Havas sur la création et de Publicis sur la data.



Là où nous n’avons pas été aussi loin, c’est qu’on ne possède pas la data de nos clients ou de tiers. Ma conviction est que la data appartient au client et qu’il ne faut pas s’en servir pour la revendre ou l’amalgamer dans un tout. Ce monde évolue tellement vite qu’il vaut mieux rester agile et louer qu’acheter. Parce qu’en matière de data, la vérité d’hier n’est pas celle d’aujourd’hui et la vérité d’aujourd’hui n’est pas celle de demain. Depuis Cambridge Analytica, la réaction du grand public montre qu’il ne veut pas d’un suivi trop fin et trop personnalisé de ses habitudes de consommation. Cela nous oblige à nous réinventer. Je suis plutôt heureux de notre stratégie. En tout cas, elle vient confirmer tous les mouvements qui sont à l’œuvre. Par exemple, des groupes comme Havas ou Omnicom sont moins gênés par des iOS14 ou la Google Sandbox que peuvent l’être IPG ou Publicis, qui ont fait des acquisitions de sociétés de data très importantes. Je ne porte pas de jugement sur iOS14 ou le fait de tracker ou non les consommateurs, ce n’est pas le sujet. Mon sujet, c’est d’avoir la meilleure solution à offrir à nos clients et à nos talents. Et je trouve cette solution à la fois performante d’un point de vue technique et très agile.



Havas a fait l’acquisition en début d’année des agences Inbar Merhav G en Israël et BLKJ à Singapour. Faut-il induire que la priorité pour le groupe est de se renforcer à l’international ?



Israël, c’est un territoire important pour nous. C’est un petit pays par la taille mais un grand pays par sa capacité d’innovation et, d’un point de vue géopolitique, la situation tend à se pacifier dans la région. Singapour a par ailleurs toujours été pour nous un hub important. On a eu tendance à aller vers Hong Kong mais pour des raisons politiques -Hong Kong est de plus en plus chinois- certains de nos clients veulent garder un hub pour l’Asie du Sud-Est en dehors de la Chine. On pense donc que Singapour va continuer à se développer dans ce rôle. Nous essayons par ailleurs actuellement de finaliser une nouvelle acquisition en Inde, un pays où nous avons triplé de taille récemment en passant de 350 à 1000 collaborateurs. En parallèle, nous travaillons également sur une acquisition potentielle en Chine. En termes d’expertises, nous avons beaucoup scruté le volet e-commerce. Le marché est encore très éclaté avec de nombreux indépendants, souvent des ex d’Amazon qui créent leur structure. Beaucoup de pistes ont été étudiées au cours des 18 derniers mois. Plutôt que d’acheter, la décision a été prise plutôt de construire en interne ou avec des partenaires comme en France, où Havas Market et Editis -qui fait également partie du groupe Vivendi- ont déployé il y a peu l’entité retail et e-commerce Ad to Basket.



D’autres acquisitions sont-elles à l’ordre du jour ? Et si oui, sur quels métiers plus spécifiquement ?



On recherche en premier lieu des agences avec des bases technologiques mais aussi un ADN créatif et conseil. Le vrai sujet, c’est de digitaliser nos agences traditionnelles. La crise n’a fait qu’accélérer ce besoin. Une agence qui n’est que sur l’idée et qui n’est pas capable de la traduire en digital aura des problèmes à l’avenir. De plus en plus, les grands groupes de communication intègrent les compétences digitales et c’est quand même plus simple pour les clients d’avoir un seul partenaire plutôt qu’une myriade d’interlocuteurs à coordonner. C’est le cas pour l’expérience utilisateur et ce sera rapidement le cas pour l’e-commerce. Je pense d’ailleurs que toutes les agences indépendantes spécialisées en e-commerce rejoindront des grands groupes ou connaîtront des difficultés.



La crise n’a visiblement pas eu raison de la rumeur d’un rachat de Havas par Publicis…



Je suis désolé, parce que je vous avance toujours la même réponse... La seule chose que je peux vous dire, c’est que le sujet est tout sauf neuf. Durant le confinement, je suis retombé sur les Mémoires de Marcel Bleustein-Blanchet dédicacées à mon grand-père Michel, patron des papèteries Bolloré. Deux choses très amusantes : la rumeur existait de son temps et Marcel Marcel Bleustein-Blanchet était le meilleur ami de mon grand-père, dont il parle beaucoup dans son livre. Publicis était l’agence du groupe Bolloré et le livre évoque notamment la création du slogan des papèteries Bolloré pour les papiers OCB : “Si vous les aimez bien roulées”. Je ne sais pas si on aurait encore le droit de faire ça…



Les relations agences-annonceurs semblent se tendre, en témoigne -entre autres- le flot de témoignages recueillis avec #Balancetonagency.



Comme dans tout métier humain, on s’entend plus ou moins avec les équipes avec lesquelles on collabore. Notre rôle, c’est de mettre les bonnes équipes en face du client. Et sa personnalité joue, évidemment ! Après, est-ce que certains clients sont difficile ? Oui, mais c’est à nous de composer avec. Sans oublier que l’immense majorité sont de grands professionnels avec qui nous avons des relations totalement rationnelles. Néanmoins, il nous est déjà arrivé de refuser des clients. Mais à la fin, la publicité reste un métier de service. Il faut aussi être capable de s’adapter aux exigences du client à partir du moment où elles restent raisonnables.



La politique RSE est-elle devenue un moyen de se différencier sur le marché ? 



L’enjeu RSE est crucial. Tout d’abord parce qu’il est important d’œuvrer pour la planète et la société. Ensuite parce que c’est un point très important pour nos clients, qui nous demandent de plus en plus lors des pitchs nos scores en la matière : émissions de gaz à effet de serres, certifications... Eux même en ont besoin pour leurs propres scores sur leur chaîne de valeur. D’autre part, pour attirer les meilleurs talents, il faut être exemplaire sur ces sujets. Pas moins de 55% des élèves de grandes écoles disent ne pas vouloir rejoindre une entreprise qui n’est pas vertueuse. Beaucoup d’agences font des campagnes pro bono, offrent du temps... Mais les actions n’étaient pas très structurées, matérialisées et comptabilisées. Depuis deux ans maintenant, nous avons adhéré à l’initiative Science Based Targets, qui va permettre de mesurer nos émissions de gaz à effet de serre. L’industrie vise 2030 à 2035 pour devenir neutre en émissions carbone. Nous avons décidé d’accélérer et d’atteindre la neutralité dès 2025, pour Havas mais aussi pour l’ensemble du groupe Vivendi. Il y a deux façons d’y arriver : en réduisant de façon endogène et en compensant ce qui ne peut pas être réduit. Est-ce que ceux qui ne le font pas vont perdre des clients ? Je pense surtout que ceux qui ne le font pas n’en gagneront plus ! Au-delà du new biz, il y a aussi de plus en plus de fonds labellisés ISR (investissement socialement responsable) et ce sont eux qui lèvent le plus d’argent aujourd’hui.



Quels seront les chantiers prioritaires en 2021 pour Havas ?



Havas aide Vivendi dans son renforcement et sa compréhension des médias, de l’importance des marques et de la transition numérique. Parallèlement, Prisma devrait nous rejoindre en mai. Tous ces médias vont évidemment aider Havas. La question est de déterminer si les groupes de communications seront plus forts après la crise ou vont en sortir affectés et mettre du temps à s’en relever. Je pense que finalement Havas va en sortir renforcé. Cette crise nous a soudés avec nos collaborateurs et nos clients. Et surtout cela nous a forcé -et donc permis- d’accélérer la création de nos offres au niveau mondial. Quand on retrouvera notre niveau d’activité de 2019, ce sera en 2022 plus qu’en 2021, mais Havas sera plus fort. On n’a jamais autant gagné de new business que les six derniers mois de l’année et en communication santé, nous avons remporté 100% des compétitions auxquelles nous avons participé en 2020, soit une trentaine de pitchs.

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