Cannes, sa croisette et ses 9 500 accrédités issus de plus de 95 pays. Avec une telle diversité, difficile d'imaginer que le Festival international de la créativité, du 17 au 23 juin, ne soit pas une nouvelle fois le lieu d'un «mercato» acharné entre publicitaires venus du monde entier. Certes, la crise économique et Internet sont passés par là, modifiant légèrement les enjeux des Cannes Lions. Depuis quelques années, moins de créatifs descendent sur la Croisette – économies obligent –, atténuant de fait cette place de marché potentielle, du moins côté français.
En outre, de la même manière que 75% des 34 301 campagnes en compétition sont désormais connues grâce à Internet, les noms des créatifs ou des réalisateurs les plus en vue ne circulent plus seulement à Cannes, comme il y a encore quelques années, mais bien en amont du Festival, dès la diffusion de leurs campagnes sur la Toile. Beaucoup de recrutements ou de débauchages internationaux s'organisent désormais tout au long de l'année, une fois encore par le biais d'Internet.
«L'enjeu est évidemment de repérer les créatifs avant qu'ils gagnent des Lions d'or ou des Grand Prix à Cannes... Résultat, la majorité des premiers contacts s'organisent avant Cannes, souvent grâce au logiciel Skype sur Internet, qui est un outil idéal pour ça», confie la chasseuse de talents anglaise Victoria Sacker, du cabinet Sacker Gooding. Christophe Coffre, directeur de la création de l'agence Euro RSCG C&O, confirme: «En ce moment, je suis en train de recruter une créative libanaise et tous nos échanges se sont faits uniquement via Skype.»
Traditionnellement installé au Majestic comme l'ensemble du réseau Publicis, Olivier Altmann, coprésident et directeur de la création de Publicis Conseil, confirme que son agenda cannois est occupé à 90% par «des rendez-vous avec des clients actuels ou futurs, des journalistes, des société de production...» A cela s'ajoutent aussi les réunions organisées par le réseau. Plus beaucoup de temps, donc, pour prendre un café avec des créatifs.
La chasse au talent se serait-elle définitivement arrêtée à Cannes? Pas si sûr. Olivier Altmann raconte: «Il y a deux ans, j'étais chargé d'une mission de recrutement pour Publicis à Cannes. Deux directeurs de création de JWT Italie venaient de remporter plus de dix Lions avec une campagne pour Heineken, "Are You Still With Us?". Cristiana Boccassini et Bruno Bertelli avaient des fourmis dans les jambes et ils voulaient travailler sur des comptes internationaux. Je devais les convaincre de venir chez Publicis Italie. Leur transfert officiel s'est organisé dans les mois qui ont suivi.»
Co-fondateur de l'agence Herezie et juré dans la catégorie film cette année, Andrea Stillacci a bien l'intention de mettre à profit sa semaine cannoise pour rencontrer des teams de jeunes créatifs étrangers en vogue. Deux rendez-vous de ce type figurent déjà à son agenda. «Indéniablement, Cannes permet d'économiser des billets d'avion, que ce soit vers Tokyo ou Buenos Aires, pour se faire au moins une première idée sur les talents que l'on vise», dit-il. Autre juré film, Guga Ketzer, associé et directeur de la création de l'agence brésilienne Loducca: «Beaucoup de contrats sont signés ici. En qui me concerne, je n'ai jamais directement embauché quelqu'un à Cannes mais juste avant et juste après, un grand nombre de fois.»
Pourtant, Cannes offre de multiples opportunités, notamment pour les jurés eux-mêmes, qui sont souvent les premiers démarchés... Antoine Pabst, président-directeur général de Nurun France, se souvient: «En 2009, ma directrice de création en charge des concepts, Iona Mac Gregor, était jurée dans la catégorie Cyber. Durant toute la semaine, les propositions se sont multipliées au sein même du jury. Sentant le vent tourner, je suis même descendu sur la Croisette pour la "surveiller", mais elle avait déjà trouvé l'herbe plus verte ailleurs.» Iona Mac Gregor quittera Nurun pour Publicis Net six mois plus tard.
Particulièrement pour les Anglo-Saxons, Cannes reste une place forte du recrutement. Et pas seulement parce qu'on y parle anglais et que le rosé coule à flots... Leur propre marché étant tellement vaste, les Américains voient en Cannes l'opportunité de se «croiser» et de rencontrer des créatifs sud-américains ou asiatiques dont leurs réseaux sont friands tout en économisant plusieurs billets d'avion.
De fait, la Croisette est «le» terrain des chasseurs de tête. Intégrés au sein même d'un réseau ou exerçant dans des cabinets indépendants missionnés par des agences de publicité ou des sociétés de production, ceux-ci voient dans le Festival international de la créativité une opportunité d'apercevoir tous ceux qui font bouger le marché publicitaire, qu'ils soient de São Paulo ou de Sydney. On peut citer Melanie Myers de Wieden & Kennedy (voir l'interview ci-contre), Linda Harless de Goodby Silverstein & Partners, Victoria Sacker de Sacker Gooding (citée plus haut) ou encore Tanya Livesey du cabinet The Talent Business.
Lieu consacré de ce gratin publicitaire international à forte dominante anglo-saxonne: le Carlton. «Le petit déjeuner est un des moments les plus intéressants. C'est "the place to be", le lieu de toutes les grandes tractations. Et avec notamment 1 700 Américains qui viennent encore cette année à Cannes, il y a de quoi faire», dévoile Anne-Marie Marcus, co-fondatrice du cabinet de recrutement new yorkais Marcus St. Jean, installée aux Etats-Unis depuis trente-trois ans.
Sur la plage du Carlton, c'est aussi l'occasion, pour elle, de réunir le temps d'un déjeuner plusieurs de ses clients – entre quinze et vingt directeurs des ressources créatives des principaux réseaux publicitaires.
La semaine cannoise de la «chasseuse» s'organise, ainsi, de rendez-vous en rendez-vous. Cette année, Anne-Marie Marcus est, entre autres, mandatée par une agence allemande souhaitant recruter des créatifs américains, mais aussi par des créatifs européens désireux de partir travailler aux Etats-Unis. Certaines rencontres en tête à tête se font aussi plus discrètes, dans les suites du palace cannois.
Se rendre visible auprès de cette faune de recruteurs est une stratégie incontournable pour tout plan de carrière à l'étranger. «Si vous avez, en plus, un ou deux Lions fraîchement gagnés a la main, vous ne devriez pas tarder à être invité à déjeuner à la Colombe d'or, à Saint-Paul-de-Vence, pour discuter détails contractuels et déménagement international», confirme Thierry Albert, directeur de création au sein de l'agence anglaise VCCP. Egalement co-fondateur du collectif Surrender Monkeys, le créatif français exilé à Londres vient, cette année, à Cannes rencontrer des sociétés de production.
De ce côté-là, la chasse est, en effet, tout autant ouverte sur la Croisette. Ainsi, dans une stratégie très étudiée, le studio de production anglais Unit 9 organise des dîners informels, chaque soir pendant la huitaine, au Carlton. Leur volonté: réunir des gens talentueux et «cool».
«Une embauche est un processus qui va dans les deux sens. Le talent vous chasse tout autant que vous le chassez. Si vous êtes visible à Cannes, les gens pensent que vous faites partie d'une équipe gagnante. Je recommande toujours un séjour sur la Croisette à mes amis qui envisagent une évolution de carrière...», lance avec malice Tom Sacchi, associé chez Unit 9.
Encadré
Le «creative technologist» a la cote
Le défi des recruteurs est de faire face à une évolution constante du marché et donc à l'extension des types de talents recherchés. En pleine ère du digital, le «creative technologist» a sans conteste la cote, autrement dit un créatif doué autant dans l'idée que dans l'exécution de celle-ci via les nouvelles technologies. Des profils plus seulement chassés par les agences de publicité mais aussi par les médias-annonceurs tels que Google avec son Google Creative Lab ou encore Microsoft et Adobe. «Aujourd'hui, ces sociétés attirent les créatifs et elles sont, de fait, devenues des acteurs incontournables des Cannes Lions», souligne Anne-Marie Marcus, du cabinet de recrutement new yorkais Marcus St. Jean.