On respire un peu mieux! L’étau s’est desserré dans les agences design, après des années plus tendues. Si l'on ne dispose pas encore des chiffres définitifs pour 2015, qui ne seront publiés qu’en juin, à l’Association Design Communication (ADC), «on sait déjà qu'elle a été une bonne année, avec une croissance supérieure à 5%», se félicite Frédéric Messian, président de l’ADC et de l’agence Lonsdale. Avec, semble-t-il, des disparités: «Entre le packaging, le corporate et le retail, c’est ce dernier qui progresse le plus. Globalement, les marques redécouvrent que le maître mot, c’est l’expérience client. Et les agences de design sont en ordre de bataille pour la CX [customer experience]: depuis trois ans, elles ont notamment beaucoup investi dans la création, en recrutant des designers très aguerris.» A la bonne heure!
Conseiller de confiance
2015-2016, ère du renouveau? Olivier Saguez, président et directeur de création de Saguez & Partners, évoque «une année 2016 de sortie de convalescence, avec 7 à 8% de rentabilité en 2015, après une année 2014 où nous avions dû fermer notre filiale digitale Raymond». Le designer va concrétiser cette année son grand projet: l’inauguration de la Manufacture du design, qui abritera et regroupera en plein cœur de Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), dans les anciens ateliers Alstom, les métiers du design, de la création et de l'industrie dans une optique plus collaborative. Déménagement prévu en octobre pour Olivier Saguez et ses équipes, qui identifie une évolution importante du métier: «Nous nous inscrivons beaucoup plus qu’auparavant dans la réflexion stratégique, le “design thinking”. Au délà d’un rôle de conseil, il s’agit d’une approche nouvelle où nous réfléchissons avec le client sur un problème posé, tout en nous penchant sur les nouveaux usages des consommateurs, leur décryptage et leur analyse.»
L’approche est similaire chez Dragon rouge, où l’on a développé des départements spécifiques, comme, en mars 2015, DR Innovation, laboratoire prospectif et stratégique dirigé par Marc-André Allard, ex- Brand Value. Comme le remarque Jean-Baptiste Danet, directeur général du groupe Dragon rouge, «les marchés nous demandent de fonctionner sur plusieurs jambes, avec des expertises de plus en plus pointues en fonction de leurs problématiques, qu’elles portent sur le retail, le corporate ou l’innovation». Devenir un «trusted advisor» [conseiller de confiance], telle est également l’ambition affichée par Luc Speisser, président de Landor France et Suisse: «Aujourd’hui, les clients ne viennent pas seulement nous voir pour qu’on leur crée un joli logo… Alors que les coûts ont beaucoup baissé en aval, souvent “offshorisés” [délocalisés] par les clients, il s’agit de monter les coûts sur la partie conseil et, à cette fin, il est indispensable de monter notre niveau de jeu.» Frédéric Messian, de Lonsdale, ne dit pas autre chose: «Notre métier, c’est de comprendre les marques et de convertir tout cela en création. Si ce n’était pas le cas, on se ferait ubériser tout cru.» Une analyse partagée par Patrice Saugeron, directeur général de Team Créatif Group: «La rentabilité des agences design s’érode au fil des ans, selon une étude ADC, avec un ratio résultat courant sur marge brute en baisse de trois points entre 2011 et 2015, situé autour de 6%, ce qui est très faible. Il est crucial de déployer les activités à forte valeur ajoutée.» L'agence CBA a ainsi créé un nouveau pôle de stratégies et d’innovation, Wasabee, en association avec Frédéric Loeb, expert en prospection et tendances: «Les industriels prennent conscience de l'importance de travailler leur marque. Nous les accompagnons sur leur positionnement», explique Anne Malberti, directrice générale de CBA. «En ce sens, nous nous rapprochons des cabinets de conseil comme McKinsey», résume de son côté Frédéric Messian.
Nouveau rapport au temps
Si le conseil joue désormais un premier rôle en agence design, il est impératif de s'organiser en conséquence. «Alors qu’on nous demande d’intervenir de plus en plus en amont, nous recrutons davantage de planneurs stratégiques qu’auparavant: la stratégie de marque est désormais intimement associée à l'activité de l’entreprise», note Stéphane Ricou, CEO de Brand Union Paris et Russie. «Nous essayons d’impliquer nos designers très tôt dans la stratégie», explique quant à lui Pascal Viguier, fondateur et directeur général de l’agence Curius.
Paradoxe: alors que des demandes de plus en plus pressantes de recul sont formulées, «le design est un cycle qui se doit d’être rapide, lâche Olivier Saguez. L’enjeu, c’est d’aller vite, en mode start-up. On va travailler sept mois sur un magasin au lieu de dix-huit mois en se disant que tout n’est pas parfait, mais susceptible d’être corrigé ensuite, dans un esprit très “work in progress”.» «Le temps est notre pire ennemi, soupire Stéphane Ricou. L’acte créatif nécessite le temps de la réflexion, de plus en plus raccourci sous la pression des clients et des divers services achat.» «Les clients ont des demandes toujours plus vastes et diffuses, et de moins en moins de temps: cette accélération doit être prise en compte dans notre organisation», estime Christophe Fillâtre, président de Publicis Activ et de Carré noir. «Il s’agit que les agences adaptent leurs méthodes à ces nouveaux tempos, insiste également Luc Speisser. Chez Landor, nous avons ainsi créé de nouveaux prototypages.» «On dissocie le temps de l’exécution de celui de la réflexion, constate aussi Pascal Viguier. Mais ce que les clients ont parfois du mal à comprendre, c’est que le temps est indispensable à la création, et que l’on a parfois besoin du recul d’une seule journée pour analyser son propre travail. C’est important.»
Ce nouveau rapport au temps n’est pas uniquement facteur de stress et de contraintes, assure Delphine Dauge-Chomette, directrice de Brandimage: «L’accélération a ses vertus: elle permet d’avancer plus vite alors que le “time-to-market” s’est réduit. Je rejoins en cela l’analyse du philosophe Hartmut Rosa, qui voit dans cette nouvelle rapidité le terreau de création d’innovations culturelles, technologiques et artistiques.» Ce nouveau rythme imprime également sa marque jusque dans les recrutements. Qui dit rapidité de réaction dit expertise métier. Et qui dit expertise dit bien souvent séniorité. «Il paraît plus simple de recruter des gens qui ont fait leurs preuves, reconnaît Fabrice Guéneau, président-fondateur de l’agence Dream On. Je relierais ce nouveau besoin à ce temps que l’on a de moins en moins. Nous n’avons plus la latitude d’errer et de se tromper, nous ne pouvons plus nous retrouver à J-3 avec trois pistes, dont deux moyennes.»
Hybridation des expériences
«Le marché appelle à une séniorisation, relève Christophe Pradère, fondateur et CEO de BETC Design. Ce qui montre bien que le design remonte aujourd’hui à de hauts niveaux managériaux. Quand le responsable design d’une entreprise en est également le vice-président, il s’attend à s’entretenir avec un interlocuteur de son niveau.» «Le marché est devenu très exigeant, les clients nous demandent de poursuivre l’approfondissement de leur expertise. En ce qui nous concerne, nous faisons le choix de la séniorité», revendique Michaël Boumendil, président-fondateur et directeur de création de Sixième Son.
Jérôme Lanoy, PDG de Logic Design, affiche une position inverse: «Je crois que la valeur n’attend pas le nombre des années. Sans doute parce que j’ai créé mon agence à 21 ans. Trouvez-moi un senior vraiment pertinent sur les réseaux sociaux…» La bonne dynamique serait plutôt celle du duo. «L’expérience est rassurante, mais elle n’est pas tout, nuance aussi Delphine Dauge-Chomette, de Brandimage. Recruter des stagiaires, c’est aussi la meilleure façon de faire vivre une agence et d’apporter une nouveauté très intéressante pour les marques et pour nos métiers.» Christophe Pradère, de BETC Design, croit dur comme fer à cette hybridation des expériences: «Il s’agit à la fois d’être puissant et agile. La puissance étant, paradoxalement, l’apanage de la jeunesse, et l’agilité celui des “vieux”. Le design est un mélange d’expérience et de fraîcheur…»