À l’époque, on appelait ça de l’« eurodance ». À l’orée des années 1990, sous les stroboscopes, on faisait volontiers vibrer son corps sur les beats de Technotronic. Ceux qui ont connu l’ivresse des premières boîtes de nuit en rêvant de l’Haçienda, night-club mythique de Manchester, écraseront une larme en se remémorant la rythmique implacable de Get up ! (Before the night is over), deuxième hit mâtiné d’acid house du groupe belge, après le rouleau compresseur Pump up the jam (4 millions d’exemplaires vendus). À l’époque, pour sortir, on arborait fièrement sweat Waikiki ou survêt suédé Challenger, tee-shirt Fido Dido ou chemise en soie lavée bariolée, pour les plus classieux, assortie d'une cravate « fantaisie », on emprisonnait sa chevelure crêpée dans des chouchous ou on choisissait l’option « fixation extrême » à l’aide de jerricans de Vivelle Dop. Banane pour tout le monde, tressautant au gré des déhanchements sur la piste. Et pour tous, un seul mot d’ordre : fluo, fluo, fluo !
Trente ans après, il faut bien l’avouer, le rouge monte au front lorsqu’on retombe sur les photos argentiques de l’époque. Visages brillants de sébum, appareils dentaires/centrales électriques, coiffures extravagantes… Il n’y a pas toujours de quoi regretter sa jeunesse. L’âge a définitivement ses privilèges, surtout en termes de style. Comme le rappelle la campagne pour Skoda, « Vous aussi, vous étiez moches dans les années 90 ». Pas faux.
L′audace récompensée
L’acide nostalgie du film signé Rosapark a fait effet sur les membres du jury du 42e Grand Prix Stratégies de la publicité, réuni à Biarritz et présidé par Gilles Fichteberg… cofondateur de Rosapark, qui a eu la divine surprise de voir son agence primée deux fois de suite. L’an passé, l’enseigne remportait en effet le 41e Grand Prix Stratégies pour sa campagne Monoprix « The worst song in the world ».
Skoda a fait la différence dans une short-list d’une grande homogénéité par sa qualité. Dans le top 3 final, le constructeur se mesurait à deux campagnes : « Les Armes inoffensives » pour Dagoma (TBWA\Paris) et « Ma vie de PNJ » pour Ubisoft (DDB Paris). In fine, l’audace a emporté le morceau. A fortiori dans un secteur, l’automobile, qui peine à retrouver son lustre créatif d’antan. « Nous avons fait le constat qu’en termes de publicité, l’automobile est la nouvelle lessive, lâche Sacha Lacroix, directeur général de Rosapark. Au milieu des années 2000, Volkswagen, avec DDB, ou encore Peugeot, avec BETC, sortaient des films magnifiques. Aujourd’hui, on a systématiquement droit au mec qui conduit dans la montagne, avec une musique vaguement émotionnelle. »
Pour l’agence, il s’agissait pourtant bien, après le gain du budget – précédemment géré par La Chose – en 2017, d’insuffler de l’émotion dans une marque qui pâtit, explique Gilles Fichteberg, « d’une grande injustice. Il existe une grande distorsion entre la perception qu’en ont les consommateurs et la réalité. »
La faute à « une histoire heurtée qui a laissé des traces indélébiles », résume Paul Barrocas, directeur marketing de Skoda (voir notre interview). « Skoda traîne une image négative depuis longtemps, associée notamment aux années 1980-1990, durant lesquelles la marque était distribuée dans les mêmes réseaux de concession que Lada », rappelle Sacha Lacroix.
Pourtant, depuis 1990 – date de son rachat par Volkswagen –, la firme tchèque fabrique ses voitures sur les mêmes plateformes que le constructeur allemand. La Deutsche Qualität est donc au rendez-vous. Tout comme la dynamique produit. « Skoda a opéré une montée en gamme importante, souligne le directeur général de Rosapark. La marque a récemment sorti trois SUV, l’un des segments les plus porteurs du marché automobile. » Paul Barrocas évoque quant à lui « une marque hyperfiable, hyperqualitative, avec de belles voitures qui font envie ». Encore faut-il que cela se voie. D’autant plus « dans un marché tendu, compétitif, où l’on se bat avec 29 autres marques, et où les trois premiers constructeurs français absorbent 60 % du marché », décrit Sacha Lacroix.
Parler de laideur pour vendre de la belle bagnole, c’est osé. Pourtant, l’idée créative a instantanément pris la force de l’évidence. « Les années 1990, c’est la pire période de la marque, celle dont on se souvient le plus », estime Sacha Lacroix. « Quand les créatifs sont venus me voir avec cette phrase : “Ok, on n’était pas top dans les années 1990”, on a tout de suite adoré le concept en forme de prise de judo, se remémore Gilles Fichteberg. Nous avons immédiatement su que nous avions la matière pour embarquer les gens avec nous : les looks improbables, les tentatives capillaires folles… Le défi a ensuite été de reconstituer cette vision hyper insightée de ces années. »
« Un sujet d′engagement social »
Au lieu de s’abîmer dans les images d’archives, l’agence opte pour une recréation des années du grunge et de la house. « Ça a été un grand chantier : recréer les chambres d’ado avec les armoires qui pèsent deux tonnes, le tie and dye, les photomatons…, relate Gilles Fichteberg. Le deuxième gros chantier a été la musique. Laquelle choisir, alors que les années 1990, période de tous les mélanges, étaient le creuset de groupes de rap, d’électro, de funk ? » Les beats lourds et les plages de synthé de Technotronic refont leurs preuves, trois décennies après. « Non seulement le titre constitue une super bande-son, mais aussi un sujet d’engagement social. Le client nous a tout de suite suivis sur ce choix », souligne le cofondateur de Rosapark.
Les réseaux sociaux ne tardent pas à relayer le spot, particulièrement apprécié par les millennials, qui vouent un culte à ces nineties qu’ils n’ont pas connues : 6 millions de vues, 145 000 interactions. Les médias français, mais aussi américains, pas indifférents au charme de ces années, se font l’écho de la campagne. « Tous les voyants sont au vert, se félicite Gilles Fichteberg. Nous sommes en train de faire tomber les préjugés sur la marque. Mais sans le courage de notre client, cette campagne n’aurait pas été envisageable. Les annonceurs doivent réaliser que l’audace paie et permet de transformer en profondeur la perception d’une marque. » Avec ses vilains petits canards, Skoda aura en tout cas montré que les plus belles métamorphoses sont possibles.
Entretien
« Cette campagne a été une parenthèse enchantée », Paul Barrocas, directeur marketing de Skoda
L’idée créative de la campagne, fondée sur la laideur, pouvait paraître osée…
P. B. : Lorsque nous avons décidé de changer d’agence [la sortante était La Chose], Rosapark a su faire vibrer la corde sensible : la prise de risques. Le problème du marketing, c’est que l’on est bardé d’indicateurs qui annihilent cette audace. Lorsque les équipes nous ont dévoilé l’idée créative, nous avons éclaté de rire, tant elle tombait juste. Nous n’avons pas demandé à réfléchir : nous avons immédiatement adhéré ! Cette campagne, ça a été une parenthèse enchantée. Alors que n’importe quelle étude nous aurait dissuadés de choisir cette voie-là !
Depuis 2016, Skoda a lancé un important chantier de marque. Quels domaines sont concernés ?
P. B. : Dans tous les compartiments du jeu, nous bénéficions en effet d’une balle neuve. Nos équipes ont progressé de 50 %, nous avons changé d’agence créative, mais aussi d’agence média, avec Re-Mind PHD, tout en retravaillant nos concessions et notre réseau. Notre CA a progressé de 50 %, à 1 milliard d’euros. Ce Grand Prix Stratégies vient récompenser un énorme chantier sur lequel nous travaillons depuis deux ans et demi.
Votre nouvelle campagne, « L’Hésitation », exploite également le territoire de l’humour.
P. B. : Skoda souffrait d’un quotient émotionnel trop bas, malgré une offre d’une grande qualité. Nous travaillons dans une grande complicité avec l’agence, qui pour nous fait partie de notre équipe marketing. Nous entendons continuer à créer de la connivence, avec de l’autodérision, de l’entertainment. Nous sommes encore dans une phase d’interpellation. Skoda dispose d’une belle opportunité, avec le lancement prochain d’une voiture électrique, un « it-car » absolu qui va nous permettre de passer à une phase de conviction.