Les perspectives précises sont floues, mais une chose est sûre : l'inflation s'installe durablement. Comment les marques et les entreprises peuvent-elles gérer la valse des prix qui arrive ?
L’inquiétude gronde. +3,6% en février, plus de 4% en mars... Le sujet de l’inflation devient problématique et rares sont les marques à accepter d’en parler librement. Au sein des grands groupes, des réunions spécifiques ont lieu au sommet, pour faire face à l’avenir et prendre les décisions qui s’imposent.
Au sortir de la pandémie, à la suite des questions logistiques et à l’injection massive de liquidités dans l’économie, l’inflation était davantage perçue comme conjoncturelle. Elle se limitait à certaines matières premières, comme le gaz, en hausse de près de 50% sur un an, ou à des combustibles liquides (essence, gazole et autres...) à plus de 40% selon l’Insee. Jusque-là, le gouvernement distribuait des aides, pour patienter pendant l’orage. Mais février 2022 marque un décrochage en profondeur. D'une part, la répercussion de ces hausses dans les services et produits manufacturés se fait sentir (+2,2% vs +0,6% en janvier), mais la situation géopolitique, la guerre en Ukraine, les sanctions russes, et les décisions radicales de certaines entreprises de se couper de ce marché (Renault...) font plonger l’économie dans l’inconnue. «Ces décisions ne sont pas anodines, et auront de grandes conséquences», s'inquiète Gautier Picquet, le président de l’Udecam. «Ce qui est sûr, c’est que l'instabilité va durer, insiste Jean-Sébastien Verwaerde, directeur associé au BCG. Nous sommes dans une problématique de choc. Après de nombreuses années de prix stables, nous allons entrer dans une période de grande volatilité. Ce sera nouveau pour les entreprises, qui vont devoir développer leur capacité d’anticipation, et revoir leur politique tarifaire.»
En France, pour le moment, la hausse est «acceptable» pour la plupart des spécialistes. Mais un coup d’œil sur les voisins peut empêcher de dormir : +5,5% en Allemagne, +6,2% en Italie, +7,6 % en Espagne, et surtout, +7,9% aux États-Unis, où les citoyens perdent énormément de pouvoir d’achat. « La situation y est différente, car ils avaient déjà une pression à la hausse sur les salaires du fait d’une pénurie de main d’œuvre», continue Jean-Sébastien Verwaerde. Si la consommation des ménages n’est pas encore directement touchée, c’est elle qui inquiète le plus. « Le risque de voir la consommation décrocher est réel. Il suffit que la hausse des matières premières s’étire quelque peu pour que la menace devienne réalité », estime Alexandre Mirlicourtois, directeur de la conjoncture chez Xerfi. Selon le Conseil d'analyse économique, l'épargne des Français lors du confinement a déjà été consommé pour 20% des citoyens les moins aisés. Tout est réuni : il est temps pour les marques de se préparer au pire.
- Appréhender la volatilité
La volatilité, c’est le blizzard en pleine mer. L’un des premiers enjeux pour les entreprises, consiste à assainir leur visibilité sur le marché et à augmenter leur agilité. « L’incertitude reste le nœud du problème, estime Camille Brégé, directrice associée à BCG Gamma. Des hausses de coûts directement répercutées sur les clients peuvent avoir un impact sur les volumes. Il faut bien apprécier chaque décision.» Pour cela, les entreprises doivent affiner leur radar. C’est donc le moment de parfaire ses outils d’analyse de données pour faire les bonnes prévisions. «Beaucoup ont toujours des tableurs Excel, car ce sont les plus simples à manipuler. Mais ces outils restent individualistes, avec chacun son propre modèle. Il faut désiloter encore», déplore Brice Faure, directeur général France d’Anaplan, éditeur de solutions de planning en saas. «Tout l’enjeu, c’est de réduire la durée entre le recueil de données, l’analyse et la prise de décision», insiste-t-il, pour être réactif et faire les bons paris. Entre l'adaptation des stocks pour répondre à la variation des prix, et la bonne gestion des ressources humaines en cas de coup de mou, il va être nécessaire de penser les plans davantage à la semaine qu’au mois. «Les entreprises ont déjà été préparées à cela pendant la crise du covid», tempère Brice Faure. Il va falloir maintenant le mettre en action sur le marché. «Tous les jours, on dit aux consommateurs que les prix vont augmenter. Donc cela se traduit déjà dans les comportements. Si l’on pouvait croire que ce serait limité, ce n’est plus le cas. Tout le monde va vouloir réagir très vite. Il va falloir être prêt», prévient Camille Brégé.
- Prendre des mesures
En simplifiant un peu la réalité, on peut trouver deux types d’entreprises : celles dont la valeur ajoutée du produit est directement liée aux matières premières (alimentaire, boisson) - comme le prix de la bière, très corrélé au prix des céréales -, et celles dont la valeur ajoutée possède une dimension marketing (cosmétiques...). «Les premières sont les plus exposées, et vont devoir travailler à faire passer de la valeur auprès de leur client, détaille Jean-Sébastien Verwaerde, au risque de mettre leur santé financière directement en danger. Elles vont devoir compter sur une base de clients fidèles et analyser finement leur historique de performance.» Dans tous les cas, les leaders du marché seront mieux placés. «D’où l’importance d’investir derrière ses marques en tout temps, et pas seulement quand survient la crise», ajoute le spécialiste. Les marques de la deuxième catégorie pourront davantage activer des leviers marketing sur leur offre, premiumiser des catégories de produits et parfaire leur communication, pour justifier des hausses en augmentant la valeur perçue. «Quoi qu’il en soit, c’est le moment d’établir des liens forts avec ses fournisseurs, de mettre en place des relations saines, prévient Brice Faure, car le rapport de force s’inverse dans la chaîne de valeur. C’est le fournisseur qui reprend la main et qui peut absorber les hausses en amont.» C'est le moment aussi de préparer ses commerciaux à avoir des objectifs plus agiles, et de revoir le détail des plans de commissions.
- Parfaire son image prix
Une option simple ? Les promotions. Utile pour montrer à ses clients que l’on se préoccupe de leur pouvoir d’achat, mais cela essouffle la marque. Puisque le prix bas devient un angle compliqué à tenir, les marques peuvent mettre en avant d’autres aspects de positionnement (soutien aux producteurs, écologie…). Ou jouer sur des produits phares. C’est le parti-pris de Michel-Édouard Leclerc, le plus réactif. «Sur l’essence, E.Leclerc a lancé des opérations de prix coûtant au moment de congés et de départs en vacances», raconte Emmanuelle de Montesson, directrice générale de BETC, en charge d'E.Leclerc. L’enseigne a ensuite bloqué le prix de produits iconiques : la baguette à 35 centimes, le kilo de porc... «Cela démontre la capacité des indépendants (E.Leclerc, U, Intermarché...) à réagir sans attendre l'aval de leurs actionnaires», continue-t-elle. Système U, de son côté, s’attache à jouer sur les deux tableaux via sa nouvelle signature de marque, « Des valeurs fortes et des prix bas », déployée depuis quelques semaines avec Australie.GAD. Autre bonne pratique, l’expert grande conso Olivier Dauvers a repéré, début février, dans un magasin Leader Price, l’étiquette d’un produit MDD [marque de distributeur] portant la mention « Même prix depuis… », une information, à l’origine interne, transformée en élément de discours sur le produit. Un moyen facile de cultiver son image prix. « D’autant plus malin en période d’inflation », souligne l’expert sur son site. On pourra, également, jouer la transparence en détaillant ses coûts. C’est ce qu’a fait U dès octobre 2021, dans une infographie décomposant le prix d’un litre de gazole à la pompe «Tout cela montre, in fine, l'utilité sociale du commerce. L'inflation qui vient va demander beaucoup de réactivité et de créativité. Les distributeurs vont être en première ligne», conclut Emmanuelle de Montesson.
- L’exemple de l’énergie
Au cœur de l’inflation, le secteur énergétique est particulièrement frappé par l’inflation et représente une source d’inspiration. Selon l’Insee, les prix de l’énergie ont accéléré en février avec une hausse de 21,1 % sur un an. Et cela ne va pas aller en s’améliorant. « À la fin de l'hiver, les stocks sont très faibles. Si une décision devait être prise d'arrêter l'approvisionnement depuis la Russie, alors le remplissage de nos stockages serait insuffisant », expliquait Catherine MacGregor, directrice générale d’Engie, le 7 mars, sur France Inter. Et plus dur sera l'hiver. Mais les acteurs prennent aussi des mesures à l’égard des consommateurs, à l’image de TotalEnergies, avec un chèque gaz de 100 euros aux clients les plus précaires et qui, pour trois mois, décidait d’offrir dix centimes par litre d’essence dans ses stations. Dans la même lignée, Géant Casino orchestrait, à plusieurs reprises en mars, une opération « Le litre de carburant à 1 euro ». Un dispositif qui tient à la fois du vrai coup de pouce et de l’opération de com. Car la situation oblige aussi à s’adapter sur ce volet. « Nous jouons la transparence, expliquons dans nos communications digitales le pourquoi de l’inflation, son impact sur les factures, et donnons des solutions pour consommer moins », déclare Kaled Zourray, PDG du fournisseur Mint Energie. L’entreprise a aussi revu son positionnement : « Avant, nous mettions en avant le prix et le fait que nous sommes un fournisseur d’énergie renouvelable. Désormais, nous nous repositionnons sur les services comme l’efficacité énergétique. »
- La question des salaires
Alexandre Mirlicourtois, de Xerfi, l’exprime sur internet : la hausse des prix va miner les revenus des Français. Au quatrième trimestre 2021, du fait de hausses salariales, le pouvoir d’achat était encore à +0,7%. Mais au premier trimestre 2022, le recul est net : -1,4%. « À ce rythme-là, les réserves d’épargne accumulées ces deux dernières années s’épuiseront très vite », affirme-t-il. D’autant que la France ne possède plus depuis 1983 de mécanisme d’indexation de l’inflation sur les salaires. Quoi que plus faible, la hausse des prix pourrait donc être bien plus difficile à supporter qu’après les chocs pétroliers des années 1970. Si cela aura nécessairement des conséquences sur la consommation, les salariés des agences n’en subiront pas forcément des effets néfastes. Motif : la guerre en Ukraine intervient alors même que le marché de l’emploi doit plutôt gérer la pénurie de talents en ce début 2022. Marc de Torquat, président du cabinet Shefferd, rappelle que toutes les fonctions étaient à la hausse lors de notre dernière étude sur les salaires à l’automne 2021. « Globalement, le marché était tellement fort que toutes les populations de l’univers de la publicité en avaient profité, souligne-t-il. Est-ce que ce sera le cas cette année ? Pour l’instant, la tendance est encore bonne, les entreprises ont des réserves, la confiance et le business sont là. Le marché est toujours en avance de phase et il a l’air de bien réagir. Tout dépendra du second semestre. Le souci est que les hausses de salaires n’ont lieu qu’une fois par an alors que l’inflation est sans limite dans le temps. »
- Les épineux médias
Face à la hausse des coûts, les marques vont devoir rogner sur les moyens moteurs. Et les médias n’échapperont pas à la règle. «On assiste déjà à un stress réel sur les budgets médias», s’alarment Gautier Picquet, président de l’Udecam et COO de Publicis France. Et l’équation est compliquée car l’inflation était déjà en cours dans le secteur, du fait de la reprise économique post-covid et d’une baisse d’audience sur les médias traditionnels. «Pour la première fois, plusieurs intersections ne se rencontrent pas», ajoute-t-il. Que vont faire les annonceurs ? « Il y a l’anticipation d’une réorganisation de l’économie française », soutenait Xavier Guillon, directeur général de France Pub, le 15 mars lors de la présentation du Bump. Sous réserve d’un PIB entre +3 et +3,5%, il tablait sur un effacement de la crise de 2020 en deux ans, là où il a fallu huit ans après la crise de 2008. Ce sera peut-être vrai mais à euros courants, pas constants… Et la crise géopolitique n’était pas encore consommée. « La relocalisation, la réindustrialisation et la redéfinition de notre politique énergétique peuvent être un accélérateur, affirmait-il. L'anxiété peut même accélérer la transformation : la plupart des annonceurs jouent le jeu pour ne pas perdre de parts de marché ». Cette capacité de transformation étonne aussi à l‘Udecam «la volonté d’adaptation des annonceurs est surprenante, s’étonne Gautier Picquet. Les médias doivent se méfier. Rien n’est acquis. C’est l’analyse des ROI qui motive les décisions. Plus personne ne se dit qu’un plan qui a fonctionné plusieurs années doit être reconduit.»