La monnaie virtuelle de Facebook, Libra, qui entend bouleverser le système financier mondial, suscite d'ores et déjà des réactions de certains États, inquiets de voir des entreprises privées s'engager sur ce terrain. Le gouverneur de la Banque d'Angleterre, Mark Carney, a mis en garde : en cas de succès de Libra, cela "deviendra instantanément systémique et devra être soumis aux meilleures normes de régulation". Il suivra l'évolution de cette devise virtuelle "très attentivement", avec les autres membres du G7 et des régulateurs tels que le Fonds monétaire international.
Le ministre français de l'économie et des finances, Bruno Le Maire, a pour sa plart déclaré : «Que Facebook crée un instrument de transaction, pourquoi pas. En revanche, que ça devienne une monnaie souveraine, il ne peut pas en être question». Il entend fixer «une limite». «L'attribut de la souveraineté des Etats doit rester aux mains des Etats, et pas des entreprises privées, qui répondent à des intérêts privés», a-t-il insisté. D'autant que cette monnaie sera un objet hybride, à la fois adossé à un panier de devises traditionnelles mais aussi des obligations d'Etat, créant une sorte de zone inconnue pour les régulateurs. Libra doit offrir à partir de courant 2020 un nouveau mode de paiement en dehors des circuits bancaires traditionnels: elle se veut la pierre angulaire d'un nouvel écosystème, affranchi de la barrière des différentes devises, un outil susceptible d'intéresser notamment les exclus du système bancaire, dans les pays émergents par exemple.
Aux Etats-Unis, la cryptomonnaie de Facebook a même poussé la présidente démocrate de la commission des Services financiers de la Chambre des représentants, Maxine Waters, à demander un «moratoire» sur ce projet, le temps que le Congrès et les régulateurs se penchent sur Libra, «compte tenu du passé troublé de l'entreprise» et des inquiétudes liées aux monnaies virtuelles.
En s'attaquant, dix ans après le bitcoin, au sulfureux domaine des cryptomonnaies, régulièrement sous le feu des projecteurs du fait de piratages et d'accusations de blanchiment d'argent, Facebook se lance pour le moins un défi de taille, tant il fait lui-même l'objet d'une grave crise de confiance après une série de scandales autour de sa gestion des données personnelles. Le sénateur américain Sherrod Brown a d'ailleurs lui aussi exprimé ses inquiétudes en raison du passif de Facebook.
Porte-monnaie numérique
Les usagers disposeront sur leur smartphone d'un porte-monnaie numérique, «Calibra» – intégré par Facebook à ses services Messenger et WhatsApp –, pour faire leurs achats, envoyer ou recevoir de l'argent. Mais Libra est un système «ouvert»: son code informatique est libre de droits, ce qui signifie que tout développeur, entreprise ou institution peut l'intégrer à ses services. L'arrivée de Facebook et potentiellement ses plus de 2 milliards d'usagers dans cette arène bouillonnante pourrait être un «tournant» pour ce secteur, selon Lou Kerner, investisseur et spécialiste reconnu des cryptomonnaies, car cela pourrait les populariser auprès du grand public. Elle illustre aussi la volonté du réseau social de se diversifier au-delà de la publicité en ligne, la base de son modèle économique. "Ce pourrait être une des décisions les plus importantes de (son) histoire" en terme de nouveaux relais de croissance, selon les analystes de RBC, cités par l'AFP.
Conscient d'être attendu au tournant, le groupe a confié la gouvernance de Libra à une entité indépendante, basée à Genève (Suisse) et composée d'entreprises comme Mastercard et Visa (cartes bancaires) ou PayPal (système de paiement). Elle servira aussi à garantir la stabilité de cette nouvelle monnaie virtuelle, de façon à ce qu'elle échappe aux énormes fluctuations ayant contribué à ternir l'image de cryptomonnaies, comme le bitcoin.
Monnaie blockchain
Ce projet peut potentiellement permettre à plus d'un milliard de personnes «exclues du système bancaire» d'accéder au commerce en ligne et aux services financiers, assure Dante Disparte, de l'association Libra. «Calibra» sera une filiale dédiée et soumise à régulation, a précisé Facebook, qui a assuré que les informations financières de Calibra seront strictement séparées des données personnelles détenues par Facebook et ne seront pas utilisées pour cibler de la publicité. Comme les autres monnaies virtuelles, Libra repose sur la technologie de la «blockchain», sorte d'immense registre public et infalsifiable qui rend le transfert de devises virtuelles rapide, anonyme et sécurisé.
Libra est aussi un pari sur l'avenir pour Facebook : le groupe ne gagnera pas directement d'argent mais, à long terme, cela peut lui servir à attirer ou
fidéliser utilisateurs et annonceurs sur ses plateformes, et donc à renforcer ou créer des services «monétisables».