Un vent nouveau souffle sur les Cannes Lions en 2018, c’est une certitude. Reste à savoir s’il s’agit d’un alizé passager ou d’un mistral puissant. Confrontés à une situation inédite cette année avec le moratoire décrété par le groupe Publicis, les organisateurs de l’événement ont décidé de revoir leur copie en profondeur. De quoi alimenter la thèse d’une année de transition, avant le retour aux affaires annoncé en 2019 du groupe dirigé par Arthur Sadoun - troisième contributeur de l’événement à hauteur de près de 20 millions d’euros annuels selon Les Echos. Du rififi en coulisses qui n’empêche pas l’émergence durable de certaines tendances. Tour d’horizon avec cinq d’entre elles, préfigurant plus une ère nouvelle que des penchants circonstanciels.
Une formule new look pas si expérimentale
Sommée de se réinventer en raison des dérives financières notées ces dernières années et de la grogne de contributeurs majeurs, la grand-messe annuelle de la publicité a chamboulé son modèle cette année. À commencer par sa durée, réduite d’une semaine à cinq jours. Autre modification d’envergure, l’architecture des récompenses, repensée par souci de simplification. Plutôt que de placer les récompenses sous la bannière unique des Cannes Lions, décision a été prise de s’appuyer sur un nouvel ensemble de catégories fixes dénommées « tracks » (Reach, Communications, Craft, Experience, Innovation, Impact et Good), autour duquel s’articulent les 28 Lions. Trois d’entre eux (Cyber, Integrated et Promo & Activation) disparaissent quand cinq font dans le même temps leur apparition (Creative eCommerce, Social & Influencer, Industry Craft, Sustainable Development Goals et Brand Experience). Dans la même veine, le nombre de sous-catégories est drastiquement réduit, en témoigne la suppression de 120 d’entre elles. À noter également, un système de notation largement révisé afin de valoriser les récompenses les plus prestigieuses. Si la présence en shortlist et le Bronze rapportent toujours 1 et 3 points, l’Argent vaut désormais 7 points (contre 5 auparavant), l’Or 15 points (contre 7 précédemment) et le Grand Prix 30 points (contre 10 jusque-là). Par ailleurs, les Lions Entertainment et les Lions Innovation se voient intégrés au festival principal. Et si le nombre total de travaux créatifs présentés est en forte baisse, passant de 41 170 à 32 372 en un an, la diversité devrait être au rendez-vous. Un paradoxe qui s’explique par les nouvelles règles, plus particulièrement la limitation du nombre de catégories auxquelles une réalisation peut être soumise. Illimitée les années précédentes, celle-ci est désormais fixée à six. À la clé, la garantie de voir un nombre supérieur de campagnes primées, une situation dont les agences entendent tirer profit. Mais aussi de quoi pérenniser - au moins pour partie - cette nouvelle formule.
Des challengers aux dents longues
Aux côtés des agences prestigieuses issues des cinq continents et des Gafa, devenus des habitués des lieux, de nouveaux acteurs s’installent durablement sur la Croisette, à l’image d’Accenture Interactive, qui a enregistré un chiffre d’affaires record en 2017 (6,5 milliards de dollars), assorti d’une croissance annuelle de l’ordre de 35%. D’autres acteurs, eux, profitent de l’occasion pour afficher leurs ambitions, à commencer par Virtue. Et attention à ne pas se fier aux traits juvéniles de Rob Newlan, CEO de Virtue EMEA, passé notamment par Facebook. L’agence créative du groupe Vice, dont le développement a connu un coup de fouet ces deux dernières années, ne cache pas son appétit. Désormais dotée d’un réseau mondial (26 pays) et d’un portefeuille clients au contenu révélateur (Unilever, Chanel, Nike, Google, Timberland…), Virtue fait partie des acteurs qui montent silencieusement mais sûrement sur le marché. Et ne compte pas s’arrêter en si bon chemin. «Nous voulons réussir à faire avec la publicité ce que Vice a réussi à faire avec les médias», annonce, plus cash tu meurs, Rob Newlan. «L’industrie créative est à un tournant, avec des marques au rôle grandissant mais qui sont parfois insatisfaites des possibilités qui leur sont offertes. On ne revendique pas le fait d’avoir la réponse mais au moins celle d’avoir des certitudes sur la manière de créer de la valeur entre les marques et leurs publics», poursuit-il. Une ambition qui s’appuie notamment sur «la connaissance de l’audience de Vice, sa data», mais surtout ses «capacités de production» reconnues, sa «culture» atypique ainsi que «la diversité et la richesse de ses expertises créatives».
Girl power !
Dans le sillage des phénomènes Me Too et Balance Ton Porc, le festival fait cette année la part belle aux femmes. Avec par exemple l’intervention le 18 juin de la fondatrice et CEO de Bumble Whitney Wolfe Herd. Avec 35 millions d’utilisateurs, la plateforme de rencontre pèse aujourd’hui 1.5 milliards de dollars. L’agence Y&R prendra la parole vendredi 22 juin tout comme Droga5 accompagné par la marque Covergirl. La première s’exprimera sur le thème «Redefining miss America in the age of #MeToo» et la seconde abordera la potentielle redéfinition de la féminité grâce à la créativité. Par ailleurs, comme depuis 2014, le festival poursuit son programme «See It Be». Conçu pour identifier et soutenir les futures directrices de création, il sélectionne des candidates qui auront alors accès à des sommités de l’industrie. Les heureuses élues sont accueillies à Cannes et bénéficient d'un hébergement et d'une carte de déléguée du Festival. Elles sont alors immergées dans un programme de séminaires, de sessions de mentorat et de rencontres avec des leaders de l'industrie, hommes et femmes. Ce qui permet d’une part d’élargir ses contacts mais surtout de renforcer sa confiance en soi, facteur dont on sait qu’il fait souvent défaut aux femmes. Exemple de cette intégration féminine dans la publicité, la campagne «Blood normal», sortie en octobre dernier par AMV BBDO, nommé dans la catégorie Titanium. Une mini-révolution publicitaire dans laquelle le traditionnel liquide bleu des publicités pour les serviettes hygiéniques était remplacé par du sang. Enfin!
Publicité sociétale ou bien-pensance?
Sous les pavés la pub. «Il s'agit d'engager la conversation dans la rue, comme Benetton en son temps. Tous les travaux présentés comportaient de fortes valeurs morales». Chris Garbutt, président du jury Outdoor et Global chief creative officer de TBWA a d'ailleurs récompensé une campagne éminemment politique, la «Presidential Twitter Library» signée Comedy Central, qui recensait dans une exposition les meilleurs tweets de l'impayable Donald Trump. De son côté, le Grand Prix Design a distingué «The Trash Isles» (AMV BBDO), orchestrée par LADBible et l’association The Plastic Oceans Foundation, qui entend obtenir le statut de pays indépendant pour les amoncèlements de plastiques dérivant dans les océans : les Trash Isles se verraient soumise à la charte environnementale des Nations unies... et donc contraintes à disparaître. De son côté, l'application - assez géniale - «Corruption detector» (Grey Brazil), qui permet d'identifier les politiciens brésiliens véreux, décroche le Grand Prix Mobile.
Pas beaucoup de fun. On est dans le lourd. «Tendance phare qui se confirme cette année, les marques investissent le terrain sociétal, confirme Jean-François Sacco, fondateur, co-président de Rosapark et membre du jury Outdoor. De la même manière que les citoyens descendent dans la rue, les marques n’hésitent plus à les rejoindre. Du sort des orangs-outans à la politique menée par Donald Trump en passant par la place des femmes dans la société, de nombreuses campagnes se font l’écho de différentes causes». De différentes... grandes causes ? Alors que les campagnes ne peuvent pas gagner de prix dans la catégorie «charity», les mauvais esprits que nous sommes ne peuvent s'empêcher de penser qu'il peut être parfois opportun pour les marques et leurs agences de se découvrir une conscience... «On relève que près d’un travail créatif sur deux se positionne dans les faits sur le créneau charity, confirme Jean-François Sacco. C’est probablement trop mais c’est parallèlement un bon indicateur.»
L'irrésistible montée du hackvertising
Enfin on se marre ! L'irrésistible campagne du Superbowl, «It's a Tide ad», fait partie des favorites des Cannes Lions. La marque de lessive Tide a détourné des pubs de parfums, d'automobiles, de bières pendant les écrans du Superbowl. Résultat, les téléspectateurs ne savaient plus si ils visionnaient des pubs pour Tide... ou pour une autre marque. «Un excellent exemple d'hackvertising : la marque a hacké le Superbowl en reprenant les codes des autres annonceurs», estime Emmanuel Vivier, cofondateur du Hub Institute. Celui-ci cite également «Dundee - The return of the son of a legend» (Droga5), vraie-fausse suite du culte Crocodile Dundee - en réalité, une campagne pour l'office de tourisme autralien... «Le hacking permet de jouer avec le public, et de crer des conversations sociales..., souligne Emmanuel Vivier. D'autant que l'entertainement est beaucoup plus viralisé que la pub...» Plus divertissant, aussi, que bon nombre de campagnes présentées cette année. «Les pubs manquaient un peu d'impertinence cette année», déplore Emmanuel Vivier. Aux Lions, c'est bien de rugir, mais aussi de rire !
Publicis et les Cannes Lions: je t’aime moi non plus
«Vous nous manquez!» C’est ainsi que débute le discours d’Arthur Sadoun, président du groupe Publicis, lors d’une conférence donnée dans l’auditorium Louis Lumière afin de présenter le travail de l’agence Marcel. Il est bien évidemment revenu sur l’absence de Publicis au festival : « Certains disent que c’est une opération PR mais on ne veut pas de ce genre de visibilité », précise le protégé de Maurice Lévy. Déjà récompensé d’un Or avec Marcel pour son Black Market, et contrairement à ses annonces, le groupe, qui ne devait pourtant par prendre part au festival, s’affiche largement sur la croisette.