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Le monde de l’art et les influenceurs, après s’être longtemps ignorés, rattrapent le temps perdu en multipliant les collaborations. De quoi faire émerger une économie encore embryonnaire.

Parfois, un détail vaut plus que mille mots. François Blanc, dirigeant de l’agence Communic’Art, spécialisée dans la communication des acteurs de l’art et de la culture, en est convaincu. Il en veut d’ailleurs pour preuve le dernier événement organisé par l’agence, à laquelle plusieurs dizaines d’influenceurs étaient conviés. « Vous auriez vu leurs sourires et la joie d’être reçus avec certains égards. C’est parlant », analyse le dirigeant, à la tête d’une société qui s’appuie dans le cadre de ses activités sur un vivier de plus de 200 « talents » au service de ses clients -galeries, institutions, musées... En creux, l’idée que les créateurs de contenus liés au monde de l’art, au statut souvent naissant, ont conscience de leur chance. Loin des caprices et autres frasques d’influenceurs « stars ». Mais croire à un phénomène neuf serait méconnaître le passé.

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En 2016 déjà, Le Louvre adoptait le principe, « via des cartes blanches annuelles à de jeunes YouTubeurs sur le musée, ses œuvres, son histoire et son imaginaire.  Il s’agissait de croiser de nouveaux regards sur le Louvre, venus de domaines différents, en lien direct avec les conservateurs du musée », rappelle l’établissement ayant enregistré 2,8 millions d’entrées l’an passé. Une chose est sûre néanmoins. Ces influenceurs -terme fourre-tout que beaucoup réfutent- sont de plus en plus nombreux. Mais surtout de plus en plus visibles. Une attractivité qui s’est renforcée à l’occasion de la crise sanitaire. « Lors du premier confinement, je travaillais dans la communication digitale. Du jour au lendemain, j’ai perdu la plupart de mes missions. C’est à ce moment que j’ai commencé à réaliser des vidéos au sujet d’artistes femmes oubliées par l’histoire », témoigne Margaux Brugvin, près de 50 000 abonnés au compteur sur Instagram. « Avec cet angle féministe, je pensais toucher une communauté de niche. Autant dire que l’engouement a été totalement inattendu », retrace la diplômée de l’Ecole du Louvre. Résultat : une communauté qui bondit entre mars et juin 2019 pour atteindre plus de 10 000 abonnés, et qui ne cesse de croître depuis. Même trajectoire pour Hugo Spini, alias Whereverhugo, à qui la crise du Covid a permis de franchir le pas après avoir longtemps réservé son regard « kinky et humoristique » à son entourage. « J’ai commencé à publier il y a quelques années sur mes réseaux sociaux personnels quant aux visites de musées, de manière très ludique. Le premier confinement, qui a rimé avec l’arrêt brutal de mes activités professionnelles, a permis de me dédier entièrement au projet en publiant une vidéo consacrée à une œuvre d’art tous les jours, et ce pendant 45 jours », rembobine le jeune homme aux plus de 15 000 followers sur Instagram, qui voit alors son nombre d’abonnés multiplié par trois. « Il y a eu une prise de conscience quant aux nouveaux usages digitaux et aux potentialités de ces prises de parole, au ton et au point de vue moins institutionnel mais aussi plus incarné », estime Margaux Brugvin pour expliquer le recours croissant aux créateurs de contenus. Sans omettre les conséquences très concrètes de la crise -lieux fermés durant de longs mois- ayant poussé les acteurs de l’art à trouver d’autres moyens de s’adresser à leurs publics.

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Trois typologies de clients se dégagent : les musées publics, dont les « capacités et actions en la matière restent largement sous-estimées » selon François Blanc, les institutions privées telles que les fondations qui n’hésitent plus à missionner ponctuellement les créateurs de contenus, ainsi que les galeries, dont les grands noms -Perrotin en tête- s’intéressent avec acuité à ces influenceurs ayant pour la plupart baigné dans le monde de l’art. « Les galeries commencent à regarder cela de près. Mais si beaucoup nous invitent, peu nous rémunèrent », tempère Hugo Spini. Car entre les deux parties, tout n’est pas si simple. Et l’apprentissage mutuel est toujours d’actualité. « Le monde de la culture a été très long à s’emparer de ces outils et, pour beaucoup, l’influence et les réseaux sociaux ne sont pas encore vus comme ce qu’ils devraient être, à savoir une extension du lieu physique », constate Margaux Brugvin, qui compte parmi ses collaborations récentes des projets avec le Musée d’art contemporain de Lyon, le Musée d’art moderne de Paris ou le MO.CO, centre d’art montpelliérain, pour lesquels la jeune femme produit des vidéos dépassant parfois les 30 minutes. Un travail de fond nécessitant de se plonger dans les archives. D’où la question, à la fois sensible et cruciale, de la rémunération. « Cela n’a rien à voir avec les montants de l’influence dans le luxe, la mode ou la beauté », relativise Margaux Brugvin. « Au début, j’étais moins payée qu’une baby-sitter. De fil en aiguille, les projets se sont multipliés mais aujourd’hui, cela me permet à peine d’en vivre à 80% », révèle-t-elle. « L’art a besoin de vulgarisation pour s’ouvrir à de nouvelles audiences, en particulier les plus jeunes. Or celle-ci nécessite des recherches importantes, des notions de conception et d’écriture, les aspects liés à la vidéo, au motion design… Cela va mieux mais il a fallu se faire comprendre », appuie Hugo Spini, dont le compte Instagram ne lui « permettait pas de vivre jusqu’à peu » en dépit de missions pour la Biennale d’art contemporain de Lyon, la Bourse de Commerce ou Télérama. De quoi voir émerger à terme une économie pérenne alors que Paris est en passe de redevenir la capitale mondiale de l’art ? Rien n’est moins sûr. « Il s’agit avant tout de réaliser des collaborations de qualité, en lien étroit avec la richesse de nos collections et le savoir-faire des équipes qui en prennent soin. Et bien sûr de fidéliser ces influenceurs, qui sont des ''ambassadeurs'' du musée auprès de leur communauté », développe Le Louvre quant à une stratégie raisonnée. Sans compter qu’à scruter dans le détail, les influenceurs dans le domaine de l’art ne sont finalement pas légion.

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« Tout le monde se connaît », confirme Margaux Brugvin, soulignant un autre risque. « Instagram s’avère central dans mon activité comme celle de la plupart des autres créateurs. Et qui dit art, dit souvent nus, avec un risque de suppression du compte lié à ces contenus », alerte-telle quant à une véritable « épée de Damoclès ». Ultime problème structurel pointé par François Blanc : le financement de l’art et les modèles économiques associés. « L’art n’est pas une industrie, ce qui explique que la communication soit un non-dit dans ce domaine », se désole le dirigeant, qui verrait plutôt dans la ferveur actuelle le reflet d’une tendance générale. « Il n’y a qu’à voir les t-shirts Basquiat, JR ou Banksy vendus aux quatre coins de la planète. En entrant dans la pop culture, l’art est devenu un objet de merchandising qui se diffuse dans la société et influence à son tour les influenceurs », diagnostique le fondateur de Communic’Art. Bien plus qu’un détail.

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