À l’occasion de la sortie de la série La Fièvre (Canal+), Raphaël LLorca, communicant, directeur de l’Observatoire « Marques, imaginaires de consommation et Politique » à la Fondation Jean-Jaurès a coordonné un rapport à la Fondation Jean-Jaurès intitulé « Sur La Fièvre – enseignements politiques d’une série », publié le 19 avril dernier. Il y signe une contribution sur l’héritage de Jacques Pilhan, communicant politique injustement méconnu.

Quelle a été la nature de votre concours à La Fièvre, série de Canal+ ?

Raphaël LLorca. J'ai modestement participé en amont de l'écriture de la série, en qualité de consultant scénario. Je me suis mis à travailler avec Eric Benzekri, scénariste de la série, au moment où moi-même je planchais sur les stratégies de com’ des identitaires d'extrême-droite. J'ai mis mes analyses au service de ses réflexions artistiques.

Quel est le «pitch» de la série, pour ceux qui ne l’ont pas encore vue ?

Alors que Baron Noir se concentrait exclusivement sur le monde politique, La Fièvre déplace la focale sur la fabrique de l’opinion et la communication. La série met en scène deux communicantes autrefois collègues : Marie Kinsky, ancienne de la com’ reconvertie en stand-upeuse identitaire et Sam Berger, une communicante férue d’étude quanti. Elles s'affrontent autour d'un événement qui secoue le milieu du football et qui est instrumentalisé par l'extrême-droite. C'est une série sur l'articulation entre communication, politique et société, et qui montre comment la communication peut tout à la fois être une puissance destructrice quand elle est entre des mains mal intentionnées, mais aussi une puissance salvatrice, qui peut parvenir à éviter que la société explose. Tout oppose les deux communicantes à l'écran. Mais une chose les réunit : toutes les deux sont des héritières de Jacques Pilhan.

Comment liez-vous la figure de ce célèbre communicant politique, éminence grise de Mitterrand, puis de Chirac, à la série ?

Ma thèse, c’est que La Fièvre fructifie l’héritage Pilhan, en montrant que ses grands principes permettent d’affronter les enjeux contemporains. C’est d’abord une influence revendiquée par Éric Benzekri lui-même, rappelée maintes fois pendant ses interviews. Ensuite, la série multiplie les clins d’œil à Pilhan, jusqu’à parfois en emprunter les mots. Par exemple, lorsque Marie Kinsky mentionne Greta Garbo, cette star dont « chaque apparition était un événement parce qu’elle organisait sa propre rareté » : la référence était utilisée par Jacques Pilhan pour parler de la « loi du désir », qu’il appliquait à Mitterrand dans sa stratégie médiatique. De son côté, Sam Berger pratique la discipline reine de Jacques Pilhan : les « quali », qu’il a érigé au rang d’outils de compréhension des mouvements invisibles de l’opinion.

Quelle est aujourd’hui la perception de Jacques Pilhan dans la com’ ?

C’est une référence assez consensuelle, mais il a été muséifié. Certes, c’est l’homme qui a fait élire François Mitterrand et Jacques Chirac, mais on considère que ses concepts sont un peu périmés, ou en tout cas, cantonnés aux années 1980-90. Il me semble que ce que montre La Fièvre, c’est que l’essentiel de son approche, à commencer par sa vision de la communication et sa compréhension de la psychologie politique,  reste plus que jamais d'actualité. J'ai voulu moi-même faire une sorte de « note de bas de page », pour montrer que derrière la dimension divertissante de la série, il y a chez Benzekri la volonté de perpétuer l’héritage théorique de Jacques Pilhan en l’adaptant aux conditions médiatiques et politiques de notre époque – celle de TikTok, des fake news et de la montée des identitaires d’extrême droite.

Quels sont les grands principes «pilhanesques» ?

Tout d’abord, c’est une vision du métier de communicant, fondée sur la notion d’artisanat. Interrogé dans la revue Le Débat sur la définition de son métier, Pilhan disait : « Ce métier, on l’invente en le faisant. J’ai souhaité lui donner un caractère artisanal. » Il dira même que pour retailler l’image présidentielle, il fait de la haute-couture, pas du prêt-à-porter. Jean-Luc Aubert, son principal collaborateur, a théorisé leur méthode radicale, selon laquelle chaque cas est nouveau : « tout savoir est instantané, il n’y a jamais sédimentation des connaissances » écrivait-il dans une note récapitulant leur approche. Il va même jusqu’à évoquer « une morale du deuil », «une sorte de dépouillement» …C'est quand même quelque chose de très inspirant pour le monde des agences aujourd'hui, sans cesse tentées d’appliquer des recettes de cuisines uniformes à tous leurs clients !

Quid des études ?

Le deuxième grand principe pilhanesque, c’est l'articulation entre le «quanti» et le «quali». Aujourd'hui, on assiste au règne du «quanti», c'est-à-dire du sondage. Or, d’après Pilhan, la grande erreur est de les considérer comme des instruments de compréhension de l’opinion. Cela fonctionne en boucle, expliquait-il : l’opinion publique ne fait que répéter les discours dominants qu’elle entend, si bien que le commentaire induit le résultat du sondage qui, à son tour, renforce le commentaire. Pour sortir de cette bulle et des paroles automatiques, il préconisait de recourir au « quali ». Cela consiste à réunir dans une pièce pendant deux heures un petit groupe de participants - ce que les Anglo-Saxons appellent des «focus groups» - pour les bombarder de questions. Tel un psychanalyste de groupe, l’animateur utilise des techniques dites projectives pour sonder les imaginaires sous-jacents, grâce à des mises en situation : par exemple, « si le Parti socialiste était une famille » ou « si la France était un bateau ». L’idée, c’est que le déplacement métaphorique permet de faire dire des choses profondes aux interrogés, loin des poncifs entendus ailleurs.

Vous rappelez également la grande époque des rapports de la Cofremca, société d’études sociétales star de l’époque…

Effectivement, à l’époque les études Cofremca innovaient dans l’étude de la société française, en segmentant sa population non pas par des critères sociaux démographiques traditionnels (âge, revenus, appartenance politique…) mais en prenant en compte le style de vie – les fameux sociostyles…

Dans une note du 4 février 1983, avant le remaniement du tournant de la rigueur, Jacques Pilhan propose de reconstituer l’architecture gouvernementale selon trois grands sociotypes. Pour s’adresser aux « décalés », qui représentaient alors 22 % de la population et ont pour attente principale le plaisir personnel, Pilhan proposait un grand ministère de « la vie qualitative », qui aurait regroupé la culture, la communication, le temps libre, la jeunesse… La deuxième famille s’appelait «les aventuriers» (15% de la population), constituée des actifs et des individualistes ayant pour guide principal l'action. Là, Pilhan proposait de créer un grand pôle gouvernemental de la « dynamique économique », composé de l'industrie, de la recherche, du Plan, de l'agriculture, du commerce, et des transports. Dernière famille : « les décentrés », qui correspond au monde des passifs, des craintifs, du repli sur soi. Pour s’adresser à eux, Pilhan proposait un pôle gouvernement fort autour des Affaires sociales et de la santé…

Il s’agissait là d’une façon très originale de découper la société française. Les intitulés ont changé, évidemment, entre les années 80 et aujourd'hui. Mais dans le dernier épisode de la série, Mary Kinsky et Sam Berger se réfèrent à une autre typologie, celle du think-tank Destin Commun, pour préparer leurs orateurs respectifs. Les étiquettes ont changé – on parle cette fois-ci des « militants désabusés », des « stabilisateurs », des « libéraux optimistes », des « attentistes » et des « laissés pour compte » - mais la logique reste la même : écouter l’opinion en sondant ses modes de vie et ses systèmes de valeurs structurels.

Dans le rapport avec les médias, quel est l’héritage de Jacques Pilhan ?

Il l’a parfaitement conceptualisé en parlant d’« écriture médiatique ». L'idée, c’est que plutôt que de répondre de manière automatique aux propositions des médias, il faut que l'émetteur politique choisisse son rythme et son médium. C'est ce qu'on appelle aujourd’hui le plan média, parfaitement entré dans les mœurs des communicants – par sa banalité, c'est peut-être l'un des plus importants héritages théoriques de Jacques Pilhan.

Par ailleurs, Pilhan avait cette phrase géniale : « Le réel est dans l’écran ». Il explique que lorsqu'on demandait aux gens « racontez-nous ce que vous vivez dans votre quotidien », ils commençaient toujours par évoquer les grandes séquences qu'ils avaient vues à la télé avant d'en venir à leur propre vie, comme s’il y avait un premier plan télé et un arrière-plan personnel. Dans les années 80-90, le medium télé était tellement puissant que la mémoire de l'opinion publique correspondait à la mémoire audiovisuelle.

Quid d'aujourd'hui ? La phrase « le réel est dans l'écran» reste vraie à condition qu'on l’élargisse à tous les écrans disponibles, plus simplement le poste de télévision, mais aussi les écrans des smartphones. La tendance dominante des analyses consiste à dire qu’au fond, la télé est morte. Toutes les études montrent qu'il y a effectivement une baisse structurelle du temps d'écoute et du temps passé devant la télévision. Par exemple, Jérôme Fourquet dans son Archipel Français, justifie l’idée d’une fragmentation de la société française par la perte d’influence des mass media. TF1 est passé en 1988 de 45 % de part de marché à aujourd'hui moins de 20 % aujourd’hui. Lorsqu’on a deux chaînes de télévisions auxquelles sont accolées la quasi-totalité de la population, on forge du commun. C’est moins le cas lorsqu’il y a un éclatement de l’offre, expliquait Jérôme Fourquet.

La Fièvre fait entendre une musique tout à fait différente : la télé bouge encore ! La série montre que les pratiques de déstabilisation passent par les réseaux sociaux : c’est Marie Kinsky qui, pour fabriquer l’opinion dans son sens, recours à ce qu'on appelle l'astroturfing, en utilisant une ferme de trolls, des bots pour donner l'illusion d'un matraquage majoritaire sur les réseaux sociaux. En revanche, pour répliquer à ces pratiques de déstabilisation, Sam Berger comprend qu'il ne faut pas utiliser les mêmes armes. Structurellement, explique-t-elle, le médium réseau sociaux est un outil de polarisation. Par conséquent, pour répondre, elle va préférer un autre canal : la télévision. Dans la série, la télé est vue comme un régulateur de passion, un médium qui apaise, qui crée du consensus, qui fédère autour d'émotions positives. L'une des réponses de la communicante, c’est d’organiser un concert de charité retransmis à la télé, où et l'entraîneur et le joueur se réconcilient autour d'une chanson, celle de Bécaud, « Je reviens te chercher ». Bien sûr, c'est guimauve, mais ce kitsch fédère.

Qui est-ce qui aujourd’hui pourrait être l’héritier de Jacques Pilhan ?

Biographiquement, Jacques Pilhan est quelqu'un de fascinant - ce que je veux dire, c'est que ce n'est pas un technocrate de la com, il n’a pas fait Sciences Po, n’est pas passé en cabinet ministériel. C'est un type qui, jusqu'à l'âge de 37 ans, était serveur dans une brasserie près de la Porte Maillot, qui jouait au poker, fréquentait des malfrats. C’est un marginal, qui s’est construit tout seul une grande culture intellectuelle et littéraire. Grand connaisseur de Guy Debord, il a découvert, fasciné, la psychanalyse. Et c'est un peu par hasard que l'un de ses proches lui a proposé de rencontrer Jacques Séguéla. C’est comme cela qu’il est rentré chez RSCG et est devenu le stratège de la «Force tranquille» et de la campagne de Mitterrand.

Aujourd’hui, ce genre de parcours est rarissime. Plus aucun communicant ne baigne dans la culture de la marginalité et de la créativité, à la manière d’un Jean-Luc Aubert, peintre, psychologue, qui a traîné ses guêtres dans les milieux d'avant-garde artistiques et littéraires. De ce strict point de vue biographique et intellectuel, je ne vois aucun Jacques Pilhan aujourd’hui.

Deuxième élément qui serait très difficile à mettre en place aujourd'hui : le modèle même de Temps public, l’agence de Jacques Pilhan. Pendant les deux septennats Mitterrand, il a créé une structure externe, en toute confidentialité, en étant rémunéré … directement par François Mitterrand lui-même ! Aujourd'hui juridiquement, ce serait bien sûr impossible : Emmanuel Macron ne peut pas payer un communicant de sa poche. De même, on ne peut plus commander des « quali » en toute opacité - l’affaire Buisson sous Sarkozy a bien montré qu’aujourd’hui, les choses étaient beaucoup plus cadrées juridiquement, pour éviter les abus de pouvoir.