Presse
Le directeur de la rédaction du Monde, Luc Bronner, est revenu, au Festival international de journalisme de Couthures, sur les différentes pressions économiques et publicitaires que le quotidien a eu à subir. Notamment de la part de LVMH.

La belle pub signée Louis Vuitton en pleine page 3 du Monde, dans son édition du 17 juillet, représentant la Coupe du monde dans une malle du fabricant de luxe, atteste que les fâcheries publicitaires entre LVMH et le quotidien du soir relèvent désormais de l'histoire ancienne. Elles n'ont pas moins été réelles et ont failli peser très lourdement sur le budget du quotidien et même du groupe Le Monde.

Le 15 novembre dernier, Le Canard enchaîné avait évoqué un «manque à gagner de l'ordre de 600 000 euros» à la suite des révélations du journal, dans le cadre des Paradise Papers, sur la localisation par Bernard Arnault de ses actifs «dans six paradis fiscaux différents». Une information d'autant plus sensible que Delphine Arnault, directrice générale adjointe de Louis Vuitton et fille du fondateur de LVMH, est très liée à Xavier Niel, co-actionnaire du groupe Le Monde, avec lequel elle a une fille. Le géant du luxe avait d'ailleurs démenti à la mi-novembre avoir coupé son budget publicitaire dans Le Monde jusqu'à la fin de l'année, comme l'affirmait Le Canard, indiquant simplement qu'il menait «depuis plusieurs mois une réflexion» pour réduire ses investissements dans les «médias classiques».

«Ils ont fait une forme de coup de pression, mais à la fin ils reviennent»

Jusqu'à présent, Le Monde s'était toujours refusé à tout commentaire sur cette affaire. Mais, le 14 juillet, dans le cadre du Festival du journalisme organisé par le groupe à Couthures-sur-Garonne, le directeur de la rédaction du journal, Luc Bronner, a été interrogé par un membre du public sur les pressions économiques que recevait la rédaction. Voici sa réponse, sans langue de bois: «Il nous arrive de passer des moments difficiles. Par exemple, quand on travaille sur les Panama ou les Paradise Papers, et qu'on raconte qu'une entreprise assez puissante en France qui s'appelle LVMH - en tout cas des gens importants de cette entreprise en termes d'actionnariat - a des pratiques limites, on est immédiatement sanctionné de fait puisqu'il y a la tentation de cette entreprise de couper des budgets d'annonceurs. On assume et on se débrouille pour le faire savoir. C'est pour cela qu'ils reviennent après. Et on a gagné: on a fait notre travail d'information, ils ont fait une forme de coup de pression et à la fin ils reviennent.»

Pressions sans conséquences

Luc Bronner a aussi souligné que son journal avait raconté il y a quelques années comment Total avait aidé un État africain à berner le FMI. «Je peux comprendre qu'ils soient critiques sur notre traitement mais nous avons plusieurs moyens de subsistance économique», a-t-il rappelé, au-delà des recettes publicitaires. Le patron de la rédaction a également laissé entendre que Le Monde avait reçu des pressions sans conséquences à la suite d'une enquête d'une journaliste du Monde il y a deux ans sur les arrangements de Lafarge avec l'organisation État islamique pour maintenir l'activité d'une usine en Syrie. La multinationale Lafarge a été récemment mise en examen en tant que personne morale pour crime contre l'humanité.

Il a ajouté que les informations du Monde sur les pratiques «potentiellement irrégulières» de Renault et Peugeot en matière de diesel, à la suite du scandale qui a touché Volkswagen, avait suscité le mécontentement des entreprises concernées. «De fait, ça ne change rien, a-t-il précisé. Notre force collective vient d'une forme de rapport de force avec ces gens-là. Il faut quelque part que ces entreprises aient un peu peur de ce qu'on peut écrire et d'autre part qu'on ait un modèle économique qui nous permette de faire face, le cas échéant, le jour où LVMH, Renault, Lafarge ou d'autres nous couperaient des budgets publicitaires.»

De son côté, Gilles Van Kote, l'ancien directeur du journal qui organise le Festival de Couthures, a rappelé que Le Monde avait été boycotté pendant près d'un an par l'agence Havas, «qui appartient au groupe Bolloré», ce que l'agence a démenti. «On a eu les reins assez solides pour tenir le choc, et puis ils sont revenus.»

Des Gafa potentiellement dangereux

En réponse à une question d'une journaliste, Luc Bronner a exclu tout modèle économique qui dépende exclusivement des Gafa. «Elles sont potentiellement aussi “dangereuses” - avec des guillemets - que LVMH en termes d'indépendance ou bien qu'un pouvoir politique. Quand Facebook est pris la main dans le sac [dans le cadre de l'affaire Cambridge Analytica], il faut bien que tous les médias du monde aient la capacité d'enquêter. Si les médias devaient être financés par ces acteurs, on serait en grand danger

Le directeur de la rédaction du Monde a par ailleurs reconnu que son journal avait touché des financements de Facebook - notamment pour des live dans le cadre d'un dispositif qui a finalement été arrêté - ou de Google dans le cadre du fonds Digital News Initiative, en faveur de projets numériques. «À aucun moment, cela ne fait passer un seuil qui nous mettrait en danger le jour où il y aurait une belle enquête sur Google», a-t-il néanmoins tenu à préciser.

Suivez dans Mon Stratégies les thématiques associées.

Vous pouvez sélectionner un tag en cliquant sur le drapeau.