Communication de crise
Au-delà de la communication, la crise du lait contaminé Lactalis, par son ampleur, le produit qu’elle touche et le nombre de protagonistes concernés, deviendra un cas d’école à analyser sous tous les angles. Retour sur les ratés et les réussites d’une affaire qui n’a pas fini de faire couler de l’encre.

De tout le catalogue, c'était le pire des produits auxquels cela pouvait arriver. Le lait pour bébé, c'est l'intouchable de l'agroalimentaire, le symbole de la mère et de l'enfant réunis. Alors au-delà des seules techniques de com, l’affaire du lait contaminé de Lactalis deviendra sans doute un cas d'école, concentrant un nombre incroyable d’acteurs, qui voudraient bien garder le silence, mais sont contraints de parler... 

Affaire Lactalis: le récapitulatif des faits

Tout commence le 2 décembre 2017, quand Lactalis, 18 milliards d’euros de chiffre d’affaires, et troisième producteur de lait au monde, est informé d’une possible contamination à la salmonelle de ses laits pour bébé, après constatation de 13 cas d’enfants touchés. Il procède à un rappel de plusieurs lots de produits, par voix de communiqué de presse, et met en place un numéro vert. «Il n’était ouvert que de 9h à 20h, ce n’est pas très malin car les consommateurs ont découvert le problème après le journal de 20h», commente Vincent Dujardin, de la société Alquier Communication. C’est un détail, mais qui traduit l’état d’esprit de Lactalis, pas vraiment tourné vers le consommateur. Dix jours plus tard, le rappel s’étend à 650 lots de produits. Lactalis avait-il pris la mesure de la contamination? Face à la faiblesse des prises de parole de l’entreprise, et du manque d’information, tout le monde s’interroge, suppute, invente sa propre post-vérité.

Autre détail piquant: sur le site internet, la marque indique les produits «non concernés» par le rappel, estimant probablement que procéder par élimination serait plus simple pour le consommateur face au nombre de lots rappelés. Mais dans un monde où l’on vante les mérites du «user-centrisme» à longueur de journée, ce n’est pas l’information que cherchent les parents… Petit à petit, les médias enquêtent, font remarquer que Lactalis a une réputation sulfureuse en matière de communication – l’entreprise ne publie pas ses comptes de manière notoire. Ils ressortent aussi une contamination en 2005 à la même souche de salmonellose. Le rôle est donné: Lactalis sera le méchant.

Le manque de transparence de Lactalis

«Je ne pense vraiment pas que ce soit un problème de cynisme, comme certains médias l’ont résumé. Lactalis n’a pas cherché à cacher des choses: c'est juste que personne ne s’était posé la question de la transformation culturelle de la société. La com’ n’est pas adaptée au grand public», analyse Matthias Leridon, fondateur du cabinet Tilder. En d’autres termes, dans un monde où les consommateurs prônent la transparence, Lactalis en est beaucoup trop loin, par culture. Sur les dix premiers jours de la crise, les médias ne citent qu’un «porte-parole», en la personne de Michel Nalet, directeur de la communication bien connu, notamment lors des crises avec les producteurs. Mais en face, les politiques ont bien l’intention de taper du poing sur la table. Et le ministre de l’économie, Bruno Le Maire, prend le dessus. D’autant plus que la réputation de la France est en jeu sur un marché international. «Lactalis, c’est l’affaire de la société inexpérimentée face à des champions de la com, estime Nicolas Castex, directeur général d’Apco France. C’est une boîte familiale, habituée à de la communication B2B, qui s’est retrouvée face à des personnes aguerries en matière de com publique: les politiques et la distribution.»

Les assos montent au créneau

Très vite, les associations de consommateurs se font entendre. Quentin Guillemain, papa d’une fille de 2 mois, consommatrice de lait contaminé, mais non-malade, monte au créneau et crée une association des familles de victimes. Il a été membre de l’Unef, proche de membres du PS, et s’il assure ne plus être un militant politique, selon Ouest-France, il est désormais président de la Cosmopolitan Project Foundation, une association «animé[e] par lespoir de renforcer la conscience citoyenne collective mondiale.» Un habitué des médias. En parallèle, l’association Foodwatch, elle aussi, met le doigt sur les incohérences. «Pour nous, les scandales alimentaires se répètent à chaque fois, sans plus de transparence de la part des entreprises, s’exclame Ingrid Kragl, directrice de l’information de l’ONG. Notre travail, c’est d’informer et de démonter la communication des acteurs pour ne pas qu’ils en sortent impunis.» L’association multiplie les lettres et sera abondamment reprise par l’AFP.

Le 21 décembre, la sentence tombe et « par mesure de précaution », tous les lots produits depuis le 1février 2017 sont retirés de la vente. L’ampleur de la contamination donne le tournis… Mais les Français sont accaparés par les fêtes de Noël… Des jours et des jours se passent, et Lactalis ne parle toujours pas.

«Avant Noël, pourtant, des consommateurs ont alerté la grande distribution. Nous en avons la preuve! Il restait des boîtes de lait en poudre en vente, alors même qu’elles auraient dû être retirées », s’esclame Ingrid Kragl. Est-ce remonté tout en haut ? Le 5 janvier 2018, un article de la Voix du Nord mentionne ce problème. « Si ce n’était pas sorti dans la presse, la distribution n’aurait jamais communiqué dessus » affirme un spécialiste sous couvert d’anonymat. 

Le mea culpa de la grande distribution

Finalement, le 9 janvier, le scandale explose. Trois jours après l’article, Michel Edouard Leclerc (MEL), via un billet de blog, fait son mea culpa, et affirme: «à cette heure, je peux dire qu'il y a eu 984 boîtes achetées par 782 clients. A partir d'une analyse des tickets de caisse, 602 acheteurs ont déjà été identifiés» écrit-il. La machine est lancée. Exemplaire dans sa com de crise, MEL explique le procédé, donne une raison, se lamente: «J'en suis atterré», il parle de «bug inadmissible», tente de s’expliquer, et annonce une «remise à plat des processus». Il a pris tout le monde de court. «MEL a compris comment faire face à une crise de confiance: incarnation, action, dose d’émotion, le tout avec un pragmatisme remarquable», commente Vincent Dujardin. Interview au Parisien, à la radio… Le patron commerçant est partout. Le lendemain, Système U, Carrefour, Auchan et Casino annoncent avoir eu le même bug, avec des chiffres tout aussi précis... 

La grande distribution reconnaît ses erreurs, et au passage, en profite pour prendre l’avantage sur Lactalis. Thierry Cotillard, le patron du réseau des Mousquetaires parle de gestion «chaotique de la crise», «d’amateurisme»«N’oublions pas non plus que nous nous situons dans une contexte de négociations commerciales. Et que chaque posture est un argument supplémentaire dans le box pour négocier les prix», estime un professionnel.

Volte-face

Entre le 9 janvier et le 11 janvier, l’opinion publique va faire un tour sur elle-même, se focalisant sur la distribution le 10, puis se retournant complètement contre Lactalis. Le ministre de l’Économie lui-même, convoquera d’abord les représentants de la distribution, le jeudi, succombant à la frénésie médiatique, avant de convoquer le président de Lactalis le vendredi. Là, il fera preuve d’une rare fermeté. «Nous sommes vraiment dans un cas où l’Etat se substitue à l’entreprise et démontre ses manquements» analyse un professionnel.

Le 14 janvier, Emmanuel Besnier, le président de Lactalis parle enfin. Pour la première fois en plus d’un mois... Son interview est un modèle du genre. Dans un entretien-fleuve, trois questions entières ne portent que sur sa communication, la plaçant au même niveau que les autres thèmes, et montrant à quel point l’opinion publique a été choquée par ce silence. Le 16 janvier, Michel Nalet fait face à une Elise Lucet très en forme. «Il s'en est brillamment sorti. Cela montre à quel point c'est en réalité un bon communicant», estime une spécialiste de la com de crise. Sur Twitter, on note pourtant des comptes douteux créés un mois plus tôt retweetant tout ce que dit la marque... «Une technique de 2010», tacle un twittos. Comme pour entériner une fois pour toute son retard de compréhension du grand public. 

Désormais, chacun reconnaît ses torts mais personne ne veut sombrer tout seul. État, distribution, industriels… Leclerc parle de problème «systémique». Même s’il est sûrement le plus proche de la vérité, tant les failles se situent à tous les niveaux, «nous ne voulons pas que la distribution en profite pour minimiser ses torts!» lance Ingrid Kragl. En dehors de l’affaire pénale - car des centaines de plaintes ont été déposées - il faudra revoir les processus de rappel de produits. «Réfléchir à une communication obligatoire, via des pages de publicités. Ou revoir le processus de contact des clients après achats», estime Nicolas Castex. Car si l’on peut les tracer via les cartes de fidélité ou par carte bancaire, quid des personnes qui ont payé en liquide? Dans tous les cas, Lactalis a joué son rôle de bouclier pour ses marques filles «et personne n’est capable de citer toutes les marques de lait touchées» estime Vincent Dujardin. Mais la suite ne sera pas une partie de plaisir. 

Les protagonistes

Lactalis. Entreprise de 18 milliards d’euros de CA, elle s’est exprimée par communiqué de presse au départ, puis a incarné son discours via son directeur de communication, Michel Nalet, et enfin, par son PDG Emmanuel Besnier dans le JDD. Sa communicationde crise est gérée par Giacometti et Hill+Knowlton.

La DGCCRF. Véritable «gendarme» des entreprises dépendant du ministère de l’Économie, elle s’est exprimée par communiqué de presse principalement.

La presse. Relais des rappels de produits, elle enquêtera peu à peu sur l’historique de Lactalis, sortant l’affaire d’une première contamination et dressant les portraits des différents protagonistes. 

 

 

Quentin Guillemain. Papa d’une fille de 2 mois consommatrice de lait en poudre mais non touchée par l’infection, il est le premier à porter plainte et deviendra le porte-parole des familles de victimes, après avoir monté une association. Diplômé de Sciences Po, c’est une personne fortement engagée dans des projets politiques et associatifs.

Les fédérations. Que ce soit celle des produits laitiers, ou de l’industrie laitière, une telle crise peut être catastrophique pour le secteur. Elles prendront la parole dès le mois de décembre pour prévenir les conséquences sur le marché international.

Bruno Le Maire. Ministre de l’Économie et des Finances, cet ancien ministre de l’Agriculture sous Sarkozy connaît bien Lactalis, et notamment Emmanuel Besnier avec qui il a négocié sur les quotas laitiers. Il a fait preuve d’un «rare sentiment régalien», selon plusieurs observateurs dans cette affaire et a affirmé

le rôle de l’État régulateur.

Emmanuel Macron. Le président s’est exprimé au retour d’un voyage en Chine où il avait vanté «l’excellence de l’industrie agroalimentaire française».

La grande distribution. Entrée dans le débat à partir du 9 janvier par la voix de Michel- Édouard Leclerc, sur son blog, suite à un article paru dans La Voix du Nord. Le lendemain, les autres enseignes joueront

la transparence et concéderont avoir eu le même problème.

Les ONG. Foodwatch, notamment, s’est insérée dans le débat pour défendre ses positions, et demander plus de transparence sur la communication alimentaire.

Les syndicats. Ils politiseront peu à peu le débat, accusant la «culture du profit». 

 

 

 

Les erreurs de départ de Lactalis :

  • Une communication désincarnée. Un choix malvenu pour un produit extrêmement sensible, symbole de la maternité, et qui concerne les bébés.
  • Un numéro vert de 9h à 20h. Des horaires totalement inadaptés pour des parents actifs, ou qui apprennent le problème au journal de 20h…
  • Une information inversée. dans les premiers jours, le site web de Lactalis présentait les numéros de lots non atteints par l’infection, et non ceux qui étaient concernés. Même si la liste était longue, ce n’était pas ce que cherchaient les parents en proie à l’angoisse.
  • Un porte-parole non-adaptée. Michel Nalet, le directeur de communication a représenté Lactalis dans les médias. Un directeur de la qualité ou une personne plus impliquée dans le processus industriel aurait «rationnalisé» la communication.
  • L’ombre de la salmonelle. Un mot qui fait peur, une infection méconnue et pourtant aux conséquences «rarement graves» selon des professionnels. Une information précise sur les dangers et les mesures à prendre aurait calmé les angoisses des parents et de la presse.
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