Que de flamme dans votre livre! On sent que le sujet vous tient à cœur…
Aux premières lignes du livre, je n’étais pas convaincu du sujet, j’étais un peu perdu devant l’avalanche des infos. Et soudain je me suis mis à surfer sur l’actualité. J’ai commencé en juillet 2017, plus le temps filait, plus je voyais la suite du feuilleton s’écrire sous mes yeux. Pour que ce méli-mélo ait de la tenue j’ai beaucoup coupé, beaucoup nourri, beaucoup repris. D’habitude j’écris plutôt mes ouvrages d’un trait avec une dizaine de relecture corrective, celui-ci en a nécessité 30! C’est peut-être un porte-bonheur: c’est mon trentième livre.
C’est d’abord un SOS! Nous ne voulons pas du diable mais nous sommes prêts à en accepter une part. C’est l’histoire de l’inventeur de la roue, il y a 6000 ans, qui débouche sur l’automobile, et sur les accidents de la route qui vont avec… Mais où serions-nous sans la voiture? Chemin faisant, les gouvernements se sont rendu compte du drame humain qu’elle provoquait et de son impact financier, ils en ont appelé à la prévention. Pourquoi ne faisons-nous pas de la prévention sur les dangers du numérique? Je précise aussitôt, avant d’être lynché par les progressistes de tous bords, que le numérique va changer le monde, sauver des vies, certainement plus qu’en gâcher. Mais est-ce une raison pour subir le pire alors qu’il suffit de garder le meilleur?
En quoi les publicitaires ont-ils fait le lit des Gafa?
Les Gafa se sont construits sur les budgets des annonceurs que nous leur avons apportés. Cinq ans après sans crier gare, ils se sont mis à voler de leurs propres ailes. Sir Sorrell en a payé le prix… Le livre narre ainsi les grandeurs et les misères de la 3e révolution de notre ère. À la révolution marchande, puis industrielle succède enfin la révolution infostrielle: la nôtre. Nous voici, nous publicitaires, dans l’œil du cyclone, un marché que désormais tous les ploutocrates du numérique convoitent des Gafa aux Accenture, Deloitte et autres. Mais nous ne les laisserons pas nous dévorer. La pub a la peau dure.
Ressentez-vous de la culpabilité par rapport à ce constat?
Il faut toujours reconnaître ses faiblesses. Au XXème siècle, jusqu’à l’arrivée du net, la pub était de la propagande. Des messages assénés sans droit de réponse, non par volonté, mais par incapacité technologique. Le net est venu remettre les pendules à l’heure, donnant la parole au consommateur, parfois plus forte que celle des annonceurs: le consommateur est entré en démocratie de consommation. C’est pour nous la plus grande victoire du net. Mais nous allons découvrir que les quatre garçons dans le vent de la Silicon Valley ont thésaurisé, sans leur accord, chacun des gestes les plus intimes de nos consommateurs. Les datas sont désormais capables de détecter une sorte d’âme souterraine qui serait la nôtre mais qui nous est inconnue. Ils se sont mis, sans autorisation, ni information, ni participation, à exploiter jusqu’à notre inconscient affectif.
Le ciblage personnalisé est l’une des plus grandes avancées de notre métier mais il ne peut s’accepter sans l’autorisation de la personne ciblée. Comment ne pas prendre peur? Comment ne pas entrer en résistance?
N’avons pas finalement tous été complices?
Tout à fait ! C’est le plus grand hold-up du siècle dont nous sommes à la fois complices et victimes. C’est la mort de la personnalité, la mort de l’intimité, la mort de la vie privée. C’est un peu la démonstration de l’agence Grey au Brésil avec son «Corruption Detector», la campagne est géniale mais le procédé fait réfléchir. Je n’en reste pas moins optimiste! Je n’ai de nostalgie que du futur. Les optimistes ont inventé l’avion, les pessimistes le parachute. Restons dans l’avion, entrons en résistance.
Quelles sont les façons de lutter?
La première action revient aux gouvernements. L'Europe a montré l’exemple avec le RGPD, une façon efficace de stopper l’Anchluss des quatre diables, et d’imposer des amendes extrêmement sévères (4% de leur CA). Est-ce suffisant? Le comportement de Zuckerberg devant le Sénat américain montre avec quelle arrogance et quel autisme il continue de bâtir son empire. La richesse des Gafa est comparable au PIB de la France (2600 milliards de dollars), il sera dans cinq ans, dans dix ans celui de l’Europe et pourquoi pas un jour celui du monde. Mais quel monde, un monde qui n’aurait ni cœur ni valeur, ni culture ni aventure, ni civilité ni humanité…
Comment laisser sans réaction ces quatre sociétés, les plus riches du globe avoir, tout savoir, tout pouvoir sur nous? Apple thésaurise aujourd’hui 1000 milliards de dollars, comment lutter? Si au moins, tel Bill Gates, ils utilisaient cette fortune pour aider les 800 millions d’humains qui ne mangent pas à leur faim. Si au moins ils s’engageaient à rendre le monde meilleur. Mais non! Ils ne font que réfléchir à aller sur Mars ou comment vivre 1000 ans. Mais qui veut vivre 1000 ans sur Mars? Le progrès est une machine en accélération permanente sur laquelle il n’y a pas de marche arrière. Nul ne peut le refuser, il construit notre avenir mais il nous appartient de décider de sa finalité. C’est le cri d’alarme mais aussi le cri du cœur et le cri d’espoir de mon livre.
Alors qu’en est-il des robots?
Vive le métro-boulot-robot! Les machines vont changer notre quotidien et nous rendre la vie plus facile. Mais si nous les laissons en liberté, ils peuvent aussi bien nous condamner à mort. Les robots tueurs sont en marche, des tireurs d’acier opérant sur terre, mer ou air. Je suis fan du regretté Stephen Hawking qui militait pour leur interdiction déclarant qu’ils pourraient entraîner la fin du monde. Ces robots guerriers ne connaissent ni la maladie, ni la peur, ni la douleur ni la honte, ni la désobéissance, ni la mort. Ils préfigurent une guerre sans guerrier, une guerre sans conscience, une guerre sans limite. Un jour ils seront leur propre donneur d’ordre, décidant eux-mêmes de leurs cibles. Plus que jamais, les états doivent être leur garde-fou et nous, leurs lanceurs d’alerte.
Ces États sont-ils défaillants?
Ils doivent faire plus et plus vite mais c’est à chacun de nous de s’autoprotéger. Pourquoi naviguons-nous tous sur Google comme des moutons de panurge ? Pourquoi ne passons-nous pas sur Qwant, le moteur de recherche français qui protège nos données et nous pousse au partage?
Pourquoi la Chine est-elle la seule à avoir créer son propre Gafa? À quand un Gafa européen?
L’Amérique est la première concernée, il lui suffirait d’appliquer la loi antitrust, garantie par la constitution depuis 1850, pour stopper cette hégémonie numérique. Mais l’Amérique de Trump ne fera rien.
En France, la haute autorité de la concurrence interdit de détenir plus de 30% d’un marché, les Gafa détiennent 80% de la publicité en ligne. Qu’attendons-nous pour sévir? Il faut aussi faire cesser cette spoliation de chaque internaute et lui payer le prix de ses données. Julien Dray le dernier des Mohicans socialistes, propose le versement d’une indemnité de 50000 euros versés à chaque terrien le jour de ses 18 ans. Chiche!
L’espoir que fait naitre les Gafa chez les peuples n’est-il pas le signe de l’abandon de ce même peuple par les États?
La démocratie a hélas cette limite d’offrir une liberté encadrée. La peste numérique nous conduit, elle, à la pensée unique. Barack Obama lors de sa dernière venue à Paris, invité par les Napoléons a été est le premier à tempêter: «Ce qui est terrible avec les Gafa c’est qu’on ne vous envoie que les news qui vous intéressent. Les conservateurs ne reçoivent que des news conservatrices, les démocrates que des news démocrates». Comment ne pas parler de propagande? C’est la petite mort du pluralisme intellectuel. À force de nous numériser, le numérique fait de nous un numéro. C’est l’envers de la démocratie, une mise à mort de l’altérité. Gardons-nous d’en arriver à ce que nous prédisait le 1984 d’Orwell. Ironiquement, cette mise en garde du premier spot d’Apple, devenu iconique, est justement le monde qu’Apple nous impose. Tim Cook devrait rougir honte.
Comment analysez-vous ce passage du rationnel à l’émotionnel ?
Il est temps de changer de cerveau. Nous en avons deux majeurs, le QE (quotient émotionnel) et le QI (quotient intellectuel). Le QI a rigidifié le 20e siècle, mettant la raison et Descartes à toutes les sauces, créant, ENA oblige, une caste de Jedi de l’économie à l’intelligence supérieure et à l’âme sèche. Le cartésianisme à tout crin finit par en oublier l’essentiel, la nécessité pour tout message de nous toucher et à la tête et au cœur. L’amour sans passion n’est qu’une gymnastique un peu bête. Nos administrations restent des machines à fabriquer de la raison mais ce nouveau siècle est celui de l’émotion. Je me souviens d’être venu à Paris à l’âge de 17 ans faire un test de QI. Le QE n’existait pas encore. Le psychologue conclut sa consultation en prévenant ma mère: «Votre fils n’a aucune faculté intellectuelle, vous devez l’orienter vers les activités manuelles.» Ma mère m’a sauvé la vie. Se levant d’un bond pour lui répondre: «Mon fils, le cancre ce n’est pas toi, c’est lui!» et m’amenant le soir même, et tous les soirs suivants de la semaine, au théâtre et tous les jours dans un musée différent. Elle a révélé mon QE. Merci maman!
Soixante-dix ans plus tard, on ne cesse de répéter que le nouveau média, c’est la data. Non! Le nouveau média c’est l’idée! Une data sans idée est comme un fusil sans cartouche. Tech sans affect n’est que ruine de l’âme et tech sans créa n’est que ruine de l’esprit. Soyons hybrides, il serait aussi stupide de lutter contre la tech que de ne pas lui imposer certaines règles de bonne conduite.
Mais le plus urgent est de protéger nos enfants dépossédés de leurs données sans même y réfléchir. Nous vivons le troisième temps de notre ère moderne après l’Hitlérisme, après le communisme, nous sommes à l’aube du dataïsme. La dictature du Big Data.
Que vous inspire le départ de Martin Sorrell?
J’ai beaucoup de respect et d’admiration pour sa vertigineuse réussite. Tout comme celle de Maurice Lévy. À chacun son choix, je préfère Maurice à Martin. Sorrell est un banquier, Lévy, un informaticien. À l’époque, c’était son handicap, c’est devenu sa force vitale. J’imagine que si le maître mondial des forges publicitaires a été si froidement expulsé, c’est pour avoir trop prolongé sa présidence à un moment si périlleux pour la pub. À ce niveau, le combat de trop ne pardonne pas. Maurice l’a compris.
Beaucoup de gens pensent qu’aujourd’hui on peut faire de la pub avec une IA. Qu’en pensez-vous?
L’intelligence humaine a le sens critique, l’intelligence artificielle le sens crypté. C’est sa limite. Une filiale japonaise de McCann a embauché voici 29 ans son premier directeur de création robot. On attend toujours le 1er Lion. Je n’ai qu’une définition de la créativité. Posez à un annonceur la question: que devient la neige lorsqu’elle fond? Il vous répondra de l’eau. Pas pour moi. Pas pour les créatifs lorsque la neige fond elle devient le printemps.
Il nous faut prendre l’intelligence artificielle avec intelligence. Elle n’a pas fini de faire des miracles en santé, en biotechnologie, en éducation, en économie… Sur une simple photo, on peut aujourd’hui distinguer un grain de beauté d’un mélanome naissant. C’est à la dermatologie ce que l’IRM fut à la radiologie. Il a fallu pour cela passer au crible 100000 images médicales.
En France une jeune start up Dream Up vision s’est attaquée à la détection de la rétinopathie diabétique (420 millions de malades). Comment ne pas aimer cette IA là ?
Mais dans le même temps, une équipe de chercheurs de Stanford qui est abjecte, a mis au point la grand algorithme qui permet sur une simple photo de décider si vous êtes homosexuel ou pas. Comment ne pas haïr cette IA là? Je ne veux pas de ce monde pour mes enfants.
Une coexistence pacifiée est-elle néanmoins possible?
Parfaitement. D’ailleurs la créativité sans technologie est amenée à s’éteindre et la tech sans créa fera de nous des robots. Vaut-il mieux être un humain mort ou un robot vivant ? Je préfère encore être un humain mort. Cela me rappelle la phrase de Goethe: «Si les singes savaient s’ennuyer, ils seraient des hommes». Le robot ne sait pas s’ennuyer. C’est là notre supériorité.