Réseaux sociaux
Le numérique n'a pas que des bons côtés. Derrière la pratique du doxing, une vraie tendance de fond sur internet, la privatisation de justice et la remise en question de l'appareil judiciaire.

Se taper l’affiche, personne n’aime vraiment ça. Surtout devant des milliers de personnes. Il peut parfois y avoir un côté mignon, comme lorsqu’on est intégré – on dit « tagué » – dans une publication rigolote sur internet. Les marques jouent d'ailleurs beaucoup à ce petit jeu pour créer du partage. « Tague un ami qui bouge comme ça », lit-on au-dessus d’un poste de Pringles, présentant une vidéo où un barbu se meut ridiculement, habillé d’un mini short entre deux chips géantes goût paprika. Inutile de détailler le succès qu’a eu le post, et de lister le nombre incroyable d’internautes qui ont pris un malin plaisir à citer amis, parents, ou collègues. Dénoncer ses potes, c’est toujours un plaisir… Magie du web qui anime notre vie amicale, renforce nos liens affectifs, et étend le champ des interactions. Un seul message est vu par des milliers d'internautes… 

Mais la contrepartie, c’est qu’en permettant à chacun de s’exprimer, il ouvre la voie aux plus bas instincts. Une des pratiques en vogue depuis peu : le doxing. Diminutif rallongé de « docs », pour documents. « Concrètement, il s’agit de révéler en public des infos sur quelqu’un dans le but de lui nuire », explique Jérémie Mani, le président de Netino, spécialisée en modération de forum et autres pages de médias où les internautes commentent le réel à tout va. Il n’a pas de chiffres à donner, mais selon lui, le phénomène est grandissant. « Ce qui est le plus troublant, c’est que le principe est de plus en plus accepté par les internautes », ajoute-t-il. On reconnaît quelqu’un dans un article de fait divers, et hop, voilà son adresse ou son numéro de portable divulgué, son anonymat pulvérisé. Et si l’information est supprimée « on est immédiatement taxé de censeurs qui défendent les voleurs », continue Jérémie Mani. 

À la traque  

Le patron relate ainsi le cas d’une pharmacie parisienne qui a affiché la photo d’une personne accusé de vol, surprise par les caméras de vidéosurveillance. Mais avec le web, la photo a fait le tour du monde, les internautes la partageant pour « reconnaître » et « nuire » au présumé coupable. Sur le groupe Facebook « Wanted bons plans », on voit régulièrement des photos de fauteurs de trouble dans le métro, de harceleurs potentiels, demandant si quelqu’un les reconnaît pour les « pourrir » sur les réseaux sociaux. Ou ailleurs dans la vie réelle. 
À plus grande échelle, on peut citer le cas des manifestations racistes de Charlottesville, aux États-Unis. Un compte Twitter intitulé « Yes, You’re Racist » appelait les internautes à reconnaître les personnes qui participaient aux rassemblements suprémacistes, et à divulguer leur identité, pour que la communauté se charge d’eux. Avec 398 000 followers, inutile de préciser que les conséquences ont été lourdes pour les racistes. 
« C’est une pratique jugée positivement dans l’opinion publique quand cela concerne des racistes, des nazis ou des voleurs. Mais le problème, c’est que la frontière est floue. La notion de bien et de mal évolue avec la société, et surtout au sein des groupes. En cas de grève, on pourrait divulguer des informations sur des syndicalistes, par exemple. Ou des homophobes pourraient appeler à des rassemblement contre des homosexuels etc. », pointe Jérémie Mani. Comme c’est le cas au Mali, où dénoncer un homosexuel sur internet attire la protection du prophète. 

Justice nulle part

Plus généralement, trois cas se dessinent. « À l’origine de ces pratiques, on retrouve la personne qui pense dénoncer une injustice dont elle est victime, celle qui se veut lanceur d’alerte et prévenir d’un danger, et le troisième cas, le plus grave, qui est l’incitation à la haine raciale et à la discrimination », explique Fabrice Lorvo, avocat au cabinet FTPA et auteur du livre Numérique : de la révolution au naufrage ?, sur les dérives du numérique. 
« Tout tourne autour de la liberté d’expression, résume-t-il. Elle n’est ni générale, ni absolue. C’est une pierre angulaire de la démocratie, mais qui doit être cadrée. Or, si le numérique a provoqué une explosion salutaire de la liberté d’expression, elle a aussi fait exploser toute l’organisation mise en place depuis trois siècles pour la cadrer. » À savoir, la liberté de la presse, sa responsabilité et les recours pénaux associés. Les rédactions débattent elles-mêmes longuement avant de divulguer certaines informations. Car, il faut le savoir, le doxing est bien puni par la loi ! Et le risque est grand : cinq ans d’emprisonnement et 300 000 euros d’amendes. En creux, le mal est plus profond : on assiste à une ubérisation de la justice. « Dans notre pacte social, la vengeance et la réparation sont nationalisées. C’est l’État et la justice qui s’en chargent. Mais le digital amène à une privatisation de la justice, continue Maître Lorvo. Nous avons mis des années à construire la personnalisation des peines, à créer le casier judiciaire… Et tout peut s’envoler. C’est le paradoxe du numérique : ceux qui pensent améliorer la société sont capables d’en remettre en cause les fondamentaux. » Certains rétorqueront que la justice est de plus en plus lente, qu’elle fait face à une crise de moyens qui la pénalise, et que dans un monde où le rapport au temps s’accélère, l’insatisfaction envers cette institution va croissante. Le temps de la justice, dit-on, n'est pas toujours celui des hommes. Mais sûrement pas celui, frénétique, des réseaux sociaux...

Le cas à part #balancetonporc

Le débat autour du doxing et de la justice populaire a été mis sur le devant de la scène avec le hashtag #balancetonporc. Les plus opposés à la vague de témoignages de femmes arguent que personne ne peut se faire justice soi-même. Mais combien de personnes ont été effectivement dénoncées sur les réseaux sociaux par rapport aux nombreux témoignages ne mentionnant aucun nom ? Ne doit-on pas y voir une libération du témoignage, pour une prise de conscience populaire du problème du harcèlement sexuel, plutôt qu’une vague de procureur.es autoproclamé.es ?

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