Quelque part, Ginette Mathiot sourit… La brave enseignante en arts ménagers, décédée en 1998, a, en son temps, explosé les records d’édition avec son Je sais cuisiner (1932). Derrière les 2,5 millions d’exemplaires du guide culinaire vendus du vivant de l’Alsacienne, se tapit pourtant un drame… Fille de pasteur, elle sera, toute sa vie, privée des plaisirs de l’amour. Ses parents lui interdisent de convoler avec ses sept prétendants successifs : aucun d’entre eux n’est de confession protestante. Déchirant. «Si les gens qui se servent de mon livre, soupirera-t-elle, savaient combien de larmes d'amour contrarié ont mouillé les fiches sur lesquelles j'écrivais mes recettes!»
Près de 20 ans après sa mort, le temps a vengé Ginette Mathiot. Selle de mouton, côtelettes panées, gigot fermière… Après des années de vaches maigres, le boudin a de nouveau la cote. Les initiés – dont le fameux arbitre des élégances gastronomique Le Fooding – appellent ce retour à un cuisine vieille école le «rétrofoodisme». «Ce retour du rétro-gastro, nous le remarquons depuis quelques temps à l’agence, souligne Adrien Torres, planneur stratégique chez BETC. Dernièrement, l’ouverture du Bouillon Pigalle – et le bruit médiatique qui s’est ensuivi – en a été l’un des symptômes…» La réouverture de ce «bouillon», ancêtre des brasseries parisiennes à prix modérés, qui propose harengs pommes à l’huile et bœuf bourguignon, a eu les honneurs de Vogue – dont les lectrices ne sont pas habituellement adeptes du roboratif…
«Je distinguerais deux tendances, souligne Sébastien Genty, directeur général adjoint de DDB en charge des stratégies. Les plats régressifs, à l’instar des coquillettes au jambon servies au Mama Shelter [chaîne d’hôtels-restaurants «branchés»] et l’exercice «Tonton Flingueur» de la bouffe, chevreuil et pâté en croûte. Avec, comme exemple de marque qui a réussi le mariage du régressif et de l’ancien, les confiture Bonne Maman…» L’effet nappe à carreaux n’y est sans doute pas pour rien.
Des plats de partage
Le « vivre-ensemble » appliqué à la bouffe, mais sans mauvais coucheurs: les fâcheux du type «vegan» ou anti-gluten. «Ces dernières années, on s’est vraiment préoccupé de ce qui était dans nos assiettes, on était dans la réassurance», rappelle Thomas Kohn, directeur du planning stratégique de Jésus&Gabriel. Plus généralement, comme le décrit Sacha Lacroix, directeur général de Rosapark, l’industrialisation et l’hyper-croissance ont produit deux grands effets: «D’une part, l’artificialisation des produits: composants ajoutés, hormones, et dans un registre plus healthy, la vague du “free” (gluten free, sugar free). De l’autre, l’uniformisation “universelle” du goût: pour qu’un maximum de gens s’y retrouvent, on gomme les aspérités. Le meilleur exemple, c’est l’exemple de la “bonne” tomate, forcément ronde et rouge, qui a conduit à une épuration massive des autres variétés, comme l’explique Jean-Baptiste Malet dans son ouvrage L’Empire de l’or rouge.»
Une dimension nostalgique
D’où un attrait pour ce que l’on aime à appeler, dans les publications gastronomiques autorisées, les plats «canailles». Entendez, saturés de cholestérol, bourrés de gluten? «Plutôt les plats qui permettent de se faire plaisir, résume Thomas Kohn. On est passé des Troisgros aux brasseries du 19ème arrondissement, tout comme l’on passe de produits un peu “cultes”, comme les abats, au culte du produit. Quand on sait qu’une andouillette est labellisée 5 A [du nom de l’Association amicale des amateurs d'andouillette authentique (AAAAA)], on peut l’aborder avec moins de préjugés…»
S’adonner sans retenue au culte de l’andouillette, du rognon – rosé, toujours rosé! – ou du ris de veau, voilà qui permet sans doute d’échapper, selon Sacha Lacroix, à «un mouvement d’uniformisation amplifié par ce que le sociologue et philosophe Paul Virilio théorise comme une “synchronisation des émotions”. Aujourd’hui, tout le monde s’habille plus ou moins pareil, écoute plus ou moins la même musique, etc.: une consommation massive, artificialisée. Appliqué à la “food”, cela explique que l’on puisse trouver le même genre de restaurants à Paris, NY, ou Amsterdam… Dans ce contexte, rien n’a plus de valeur que la singularité, l’unicité d’un produit, rien n’a plus de goût que le gratin de sa grand-mère.»
On percevrait presque le brouhaha des brasseries de Claude Sautet, on humerait presque les os à moëlle des films de Chabrol. «Comme dans la musique, on assiste à un grand mix, dans lequel le fait que l’on ait affaire à du neuf ou de l’ancien ne change pas grand-chose. Mais on peut déceler dans le phénomène une dimension nostalgique, note Sébastien Genty. Ne disait-on pas de Jacques Chirac, grand amateur de tête de veau, qu’il était le premier des hipsters?» Thomas Kohn, quant à lui, souligne que le rétrofoodisme «s’inscrit en parallèle d’autres vagues, le rétrogaming, ou encore le rétroporn, avec des égéries comme Brigitte Lahaie.» De la chère à la chair…
[Cet article est issu du n°1932 de Stratégies, daté du 11 janvier 2018]