L'exercice implique mouvements désordonnés, absence de tonicité, défaut de puissance, insuffisance de vitesse. Avec, pour compenser, mignardises et affèteries: jeter de crinière, moulinets des bras, glapissements étouffés et minauderies afférentes. Voilà à quoi cela ressemble de courir comme une fille, de se battre comme une fille, de lancer comme une fille. Du moins, d'après les hommes et femmes interrogés par la photographe et documentariste Lauren Greenfield dans la campagne «#LikeAGirl» d'Always, lancée par Procter & Gamble fin juin.
Seules les fillettes, soumises à la même question, miment des gestes assurés, énergiques, précis. Conclusion: chez les femmes, le manque de confiance en soi tend à décroître avec la puberté. La démonstration, appuyée par une musique lénifiante, est de l'étoffe dont on fait le «buzz»: au mitan de l'été, la vidéo de trois minutes avait déjà été visionnée 25 millions de fois.
Et on pensait que la pub était un milieu d'affreux machos… Ces derniers mois, les agences américaines ont multiplié les actes de contrition. L'opérateur de téléphonie américain Verizon, les jouets Goldie Blox, les shampooings Pantene, le site d'information pour jeunes Mic.com (récompensée par un Lion à Cannes pour sa campagne Policy)... Une à une, les marques s'emparent du discours néo-féministe.
Un peu tardif, le réveil idéologique? «Pas forcément: dans les années 1990, Nike, marque éminemment masculine, adoptait déjà de ce type de discours, avec des campagnes comme “Let me play”, ou dans les années 2000, “Tell me I'm not an athlete” », rappelle Sébastien Genty, directeur général adjoint en charge des stratégies de DDB.
Evidemment, Dove et son fameux «Beyond Beauty», ode multiprimé à toutes les morphologies féminines, sont passés par là. Mais à quoi doit-on cette soudaine libération du discours publicitaire? «Certains services sont devenus des commodités: la 4G, c'est de la 4G, point barre. C'est par l'engagement sociétal que les marques vont faire la différence», observe Vincent Garel, directeur des stratégies de TBWA Paris. «Dans une économie de l'attention, la question, pour des marques aussi génériques qu'Always, est de passer d'une part de marché à une part de voix, puis à une part de conversation», ajoute Sébastien Genty.
Quitte à être taxé d'opportunisme? «Avant, la femme faisait vendre aux hommes machos. Maintenant, son image continue à être exploitée pour faire vendre aux femmes», résume Hélène Sagné, fondatrice de l'agence Bug. Anne-Laure Frossard, consultante en marketing et en innovation et membre de l'association HEC au féminin, s'amuse du paradoxe: «Aujourd'hui, les marques appellent à lutter contre le sexisme alors que, prises dans une logique de segmentation pour vendre leurs produits, elles se sont ruées sur le “gender marketing”, comme par exemple Packard Bell, qui avait lancé en 2008 un ordinateur pour femmes rose bonbon vendu avec un abonnement à Elle… et que le business du jouet contribue considérablement à l'accroissement des stéréotypes.»
La campagne pour les jeux de construction Goldie Blox, fondée par une femme ingénieur, en prend d'ailleurs le contrepied, en montrant des petites filles inventant un dispositif sophistiqué pour changer la chaîne de la télévision qui diffuse une publicité acidulée pour les poupées Barbie ou assimilées. Symptomatique, selon Corentin Monot, directeur du planning de CLM BBDO, «de la vraie tendance de fond, qui est davantage du registre de l'“empowerment”, comme disent les Anglo-Saxons, que de l'ordre de la guerre des sexes: une grande partie des images de la publicité pour l'Iphone 5S donne ainsi à voir des femmes ingénieurs, pilotes d'avion, pompiers…»
«Une problématique RH»
«On n'est plus dans un féminisme du clivage», assure Christelle Delarue, cofondatrice et présidente de l'agence Mad & Woman, lancée en 2013 avec un positionnement clairement féminin. Sébastien Genty, lui, se réfère au Buchanan Test, qui permet aux publicitaires de repérer s'ils montrent une image stéréotypée des femmes dans leurs campagnes: ne pas présenter systématiquement des mères en minivan, des donzelles en pleine séances de yoga… «On y explique aussi, souligne-t-il, que les valeurs féminines sont intéressantes pour les marques parce que valorisées, associées à des notions comme l'efficacité, par exemple.»
Dès lors, pourquoi s'en priver? Au-delà des produits intrinsèquement féminins comme Always, même des marques pas spécifiquement «genrées», comme Verizon, s'y mettent. L'opérateur de téléphonie américain démontre comment on décourage les filles vis-à-vis des matières scientifiques, lâchant ces chiffres sans appel: à l'école primaire, 66% des filles se disent intéressées par les sciences et les mathématiques alors qu'elles sont seulement 18% à embrasser des carrières d'ingénieur.
«En bout de chaîne, il existe une problématique de ressources humaines, estime Vincent Garel, de TBWA Paris. Encore aujourd'hui, les jeunes femmes sont sous-représentées dans ce que l'on appelle les STEM [Science, Technology, Engineering & Mathematics]. Pourtant, elles comptent des personnalités fortes comme Marissa Mayer, PDG de Yahoo, ou encore Sheryl Sandberg, directrice des opérations de Facebook, qui défendent fortement ce discours, considérant que charité bien ordonnée commence par elles-mêmes.»
«Féminisme n'est pas un gros mot. J'ai foi dans les femmes et je suis fière d'en être une.» La phrase est de Sheryl Sandberg, qui a d'ailleurs «viralisé», sur sa propre page, la campagne Pantene «Be strong and shine», qui enjoint les femmes à cesser de demander pardon pour tout. Christelle Delarue, de Mad & Woman, qui, «à CV égal, embauche systématiquement des femmes», prévoit «qu'on va voir se multiplier ces prises de positions de femmes qui souhaitent voir accéder leurs semblables à des postes de responsabilité».
A la bonne heure! Car, selon Mona Chollet, journaliste au Monde diplomatique et auteur de Beauté fatale. Les nouveaux visages d'une aliénation féminine (Zones/La Découverte, 2012) si l'effort est louable, il est loin d'être suffisant: «On nous montre un féminisme gentillet, photogénique et propret, pas une critique de la société patriarcale dans laquelle les femmes continuent d'évoluer.»
Au risque de perdre de vue les vrais combats? Simone de Beauvoir mettait déjà en garde en 1980: «N'oubliez jamais qu'il suffira d'une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant.»
Encadré
Eviter les écueils du marketing de genre
La ménagère de moins de 50 ans a vécu. Quelles sont les attentes des femmes vis-à-vis des marques? Comment «sexuer» une marque? Dans L'Art du marketing to women. On a assassiné la ménagère (Editions Dunod, 2014), Marie-Laure Sauty de Chalon et Benjamin Smadja, respectivement PDG et directeur marketing du groupe Au féminin, s'attachent à déconstruire les stéréotypes du «gender marketing».