Article initialement publié en janvier 2014
C'était une guerre. Un affrontement entre deux maîtres japonais du jeu vidéo, Nintendo et Sega, qui se battaient à coup de publicités, de marketing… et de bluff. Cette histoire, l'écrivain et réalisateur américain Blake J. Harris la raconte dans son livre à paraître en mai prochain, Console Wars (éditions It Books, 21,65 euros). Aux Etats-Unis, à la fin des années 1980, le marché du jeu vidéo est archidominé par Nintendo et sa console NES à la technologie «8 bits». Afin de combler son retard, le petit challenger Sega mise sur le lancement d'une machine plus évoluée technologiquement, la Genesis (appelée Mega Drive hors Amérique du Nord) et ses «16 bits». Le PDG de Sega aux Etats-Unis, Michael Katz, et son agence de publicité Bozell emploient les méthodes de la publicité comparative. Ils adoptent une signature qui fera date outre-Atlantique: «Genesis does what Nintendon't» («La Genesis réalise ce dont Nintendo est incapable»).
Afin de contrer le succès grandissant de la Genesis, Nintendo sort plus tôt que prévu sa console «16 bits», la Super Nintendo, en Amérique du Nord. La guerre est déclarée. Le successeur de Michael Katz, Tom Kalinske, pousse à l'extrême le marketing concurrentiel. «Sous son impulsion, la marque s'est attachée à développer une certaine attitude et une “coolitude”, en décrivant dans ses publicités comparatives Nintendo comme une console qui n'est pas “cool”», explique Blake J. Harris à Stratégies. En 1992, Tom Kalinske choisit de travailler avec une petite agence de publicité, Goodby Silverstein & Partners. «Tom Kalinske est un visionnaire du marketing qui aime prendre des risques, c'est pourquoi il a décidé de communiquer de manière plus agressive, relève Blake J. Harris. Sega a transformé le jeu vidéo en un média qui touche une audience grand public: adolescents, étudiants, parents etc., plus large que la cible traditionnelle des enfants.»
L'épisode le plus emblématique de cette lutte pour la suprématie se déroule en 1993. Au début de cette année-là, Nintendo publie le jeu Star Fox, dont la cartouche est dotée d'une puce «Super FX» pour simuler des graphismes en 3D, une rareté pour l'époque. «Sega voulait à tout prix avoir sa propre version, indique Blake J. Harris. Elle va mettre en avant avec Goodby Silverstein & Partners le “blast processing”, qui équiperait ses consoles et expliquerait pourquoi les jeux seraient plus rapides que ceux de la Super Nintendo. C'était en réalité une trouvaille marketing, mais cela a marché. La publicité comparative de Sega à ce sujet est devenue célèbre aux Etats-Unis.»
Les «rebelles», avec du poil au menton
Le livre Console Wars est sous-titré Sega, Nintendo, and the Battle that Defined a Generation, car cette lutte a une portée sociologique. Les joueurs s'identifient à l'une ou l'autre des deux marques et créent ainsi deux communautés. «C'était une des particularités de la bataille entre Nintendo et Sega, à l'instar de la politique avec les partis démocrates et républicains, note Blake J. Harris. Sega disait avoir été inspirée par l'élection de Bill Clinton en 1992.» En 1993, aux Etats-Unis, environ 80% des foyers avec des enfants âgés de 8 à 16 ans sont équipés d'une console de jeu et le magazine Wired estime à 12 millions le nombre de Genesis vendues.
La bataille Nintendo/Sega s'est inscrite dans un contexte de changement culturel. «Dans les médias, Sega mettait en valeur des idées non conformistes, ce qui était nouveau pour l'époque dans le divertissement, raconte Blake J. Harris. Alors que la majorité des possesseurs de consoles américains avaient une Nintendo à la fin des années 1980, Sega glorifiait les “rebelles” qui avaient une Genesis. Cette idée de louer les minorités a été reprise par MTV. Ce n'est pas un hasard si la toute première publicité à la télévision de Goodby, Silverstein & Partners pour Sega a été diffusée lors de la soirée des MTV Awards de 1992. La communication de Sega ne s'adressait pas seulement aux adolescents, mais aussi aux adultes, tandis que les spots de Nintendo étaient diffusés pendant les dessins animés.»
En France, l'histoire des consoles Sega a connu grandeur et décadence. Au moment de la sortie de la Mega Drive dans l'Hexagone en septembre 1990, Nintendo est l'acteur numéro un des consoles. Le budget de communication a été confié à l'agence Ammirati Puris Lintas. « Lorsque j'ai été embauché au poste de directeur de création, on m'a demandé de m'occuper de Sega, qui n'intéressait personne, se souvient Alexandre Bertrand, aujourd'hui patron de l'agence Ministry of Bad Artists. Il n'y avait aucune pression.» La stratégie choisie consiste à devenir le leader des «cours de récré» (Tom Kalinske, président de Sega Etats-Unis, supervisait aussi Sega Europe). «Il fallait essayer d'être adoubé par ceux qui étaient les plus aventureux, ceux qui avaient du poil au menton, et laisser la Nintendo aux bébés, se remémore Alexandre Bertrand. Mon idée était qu'un jeu vidéo n'est intéressant que si on ne le finit pas facilement. Mon ami rédacteur Eric Niesseron et moi avons trouvé le concept de “Sega c'est plus fort que toi” et du personnage de Maître Sega.»
La signature fait mouche et restera dans les mémoires, la campagne trouve son public et propulse la Mega Drive en tête des ventes de console «16 bits». C'est le début d'une période faste. «Les trois premiers films TV mettaient en scène un punk qui chevauche une Harley-Davidson et vient défier Maître Sega, précise Alexandre Bertrand. Sega voulait gagner des parts de marché et on a alors tourné une série de films à Toronto, avec des images de synthèse, puis une autre sous la direction du cinéaste Lars von Trier.» Comme aux Etats-Unis, Sega endosse son rôle de David jusqu'à la victoire provisoire sur Goliath-Nintendo. «Après avoir été challenger, Sega est devenu leader, constate Alexandre Bertrand. La marque est devenue plus frileuse et rationnelle dans sa communication.»
Une attractivité encore présente
La suite sera moins glorieuse. La console Saturn, qui succède à la Mega Drive, est retirée de la vente en 1998, au bout de trois ans et sous la pression de la concurrence de la Sony Playstation. Sega nomme ensuite Dominique Cor, aujourd'hui vice-président et directeur général d'Electronic Arts en Europe du Sud, à la tête de sa filiale française. Il a pour mission de lancer la Dreamcast en 1999, un bijou technologique. «A ce moment-là, la marque disposait d'une forte notoriété, mais pâtissait d'une mauvaise image, se souvient-il. Nous étions attendus au tournant par les acheteurs déçus par la Saturn, les ex-possesseurs de Mega Drive et les fans de Sega. Nous nous sommes posé la question de réutiliser ou de moderniser le slogan “Sega c'est plus fort que toi”. Mais il était englobé dans un tout, qui comprenait une communication agressive et virile. Nous ne pouvions le relier au présent, car la Dreamcast possédait une philosophie du jeu différente. Elle s'adressait aussi aux femmes et aux adultes.» L'axe de communication est celui de l'universalité du jeu, dans tous les sens du terme, puisque la Dreamcast permet pour la première fois de jouer en ligne.
L'attractivité de la marque Sega s'exerce encore et même de manière inattendue. «Au moment du lancement de la Dreamcast, nous avons été approchés par Alain Prost qui avait sa propre écurie de F1, glisse Dominique Cor. Par superstition, il voulait avoir Sega comme sponsor sur ses voitures, comme lorsqu'il avait gagné le titre de champion du monde avec Sonic sur sa monoplace.» L'agence Devarrieux-Villaret se charge des adaptations des campagnes européennes conçues par WCRS (Havas). «Dans les jeux vidéo, la course à la technologie prévalait, relate Benoît Devarrieux, aujourd'hui à la tête des Ateliers Devarrieux. WCRS réalisaient les films et nous faisions les campagnes presse.» La Dreamcast sera la dernière console fabriquée par Sega, qui a cessé cette activité, mais son combat contre Nintendo se prolongera sur le grand écran. Evan Goldberg et Seth Rogen (Supergrave) devraient adapter Console Wars au cinéma.