Cross- média
Paul aime Emma. Il l'a crié sur tous les toits... et dans tous les médias. Des « je t'aime » radiophoniques, sur la Toile, sur papier glacé, d'autres projetés sur les monuments de Paris ou distillés sur un blog. Derrière ces déclarations enflammées, pas d'amoureux éperdu... mais la première campagne d'envergure visant à promouvoir le cross-média. Pour Lagardère Publicité, épaulée par l'agence La Chose, il s'agissait de démontrer sa capacité à être « la régie de la diversité, à mobiliser tous les médias et le hors-médias pour faire passer un même message ». Expliquer le cross-média par une histoire d'amour ? Le pari était audacieux, car le dispositif a beau être en phase de maturité - le nombre de campagnes de ce type est en hausse en 2007 -, le terme « cross-média » reste en cours de définition.
« Cross-média ? Encore un terme à la mode. Et je n'aime pas ce qui est à la mode. Disons juste qu'on mélange les médias, en fait », lance Louis Gillet, président de Manchette Publicité, régie de L'Équipe et du Parisien. Quand seuls deux médias sont mobilisés, utilise-t-on déjà ce terme ? « Chez nous, une opération mêlant radio et affichage, c'est déjà du cross-média », dit Emmanuel Roye, directeur délégué de NRJ Group. Alors que pour Louis Gillet, une opération cross-média aboutie mobilise tout le panel des supports : « Dans l'idéal, on suivrait un consommateur pendant 24 heures : dans sa voiture, il écouterait RTL L'Équipe ; au bureau, il consulterait lequipe.fr ; au déjeuner, il lirait L'Équipe magazine ; et le soir, avec ses copains, il regarderait un match sur L'Équipe TV. »
Difficile d'arriver à un discours commun. Mais tous les opérateurs s'accordent sur ce qui fait la différence entre cross-média et plurimédia. « Dans le premier, les médias se font écho les uns les autres, dit Bernard Fauve, directeur général adjoint cross-média chez Lagardère Publicité. « Il ne s'agit pas d'additionner des couches : ce qui change, c'est le phénomène de résonance entre les supports », poursuit Dominique Delport, président d'Havas Media. Pour Emmanuel Roye, « la campagne cross-média va guider le consommateur des médias de masse jusqu'à l'acte d'achat ». Comment ? En racontant une histoire. « C'est ce scénario qui va faire le lien entre les différents canaux, dit Sylvia Tassan-Toffola, directrice des opérations spéciales de TF1 Publicité. On construit une orchestration. »
Pour lancer Quattro titanium, son nouveau rasoir jetable, Wilkinson a misé sur une histoire farfelue : un bébé déclare la « guerre » à son père pour obtenir des bisous de la maman (le père ayant une peau aussi douce que bébé, grâce à Wilkinson). « Nous avons lancé un jeu vidéo publicitaire, très décalé. Le buzz a été rapide. Puis nous avons relayé la campagne " Fight for kisses" en radio, à la télévision, sur les plates-formes Daily Motion et You Tube, et dans des magazines comme Entrevue et Choc », détaille Bernard Fauve (Lagardère Publicité). Le film d'animation réalisé par JWT a été récompensé dans divers festivals.
Pour tenir le consommateur en haleine, la notion de temps est aussi primordiale. « Dans le dispositif cross-média, il doit y avoir un début, une montée en puissance et une fin », dit Dominique Delport. La fameuse « Affaire Twingo », sorte de série policière publicitaire orchestrée par Bertelsman aura ainsi duré six mois, « avec des temps forts pour rythmer la campagne », précise Ronan de Fressennel, directeur marketing et des études pour M6 Publicité.
Une histoire bien ficelée, des médias qui se font écho, un timing spécifique... Quel dernier ingrédient manque pour que le cross-média soit à son paroxysme ? De l'interactivité, bien sûr, pour créer du dialogue avec le consommateur. « Le cross-média sans le numérique n'a pas de sens », pense Dominique Delport (Havas Media). « Internet a révolutionné notre manière de penser les campagnes. Aujourd'hui, le consommateur veut participer », affirme Marie-Estelle Rybinski, directrice cross-média chez Mondadori France Publicité.
Comment l'intégrer au processus ? Démonstration avec le lancement du jeu Halo 3 de Microsoft, orchestré par TF1. Première étape : un jeu-concours sur Internet, relayé par le quotidien gratuit Metro, de l'affichage et du marketing de rue. « Les internautes devaient proposer une création sur l'univers du jeu. » Pour gagner quoi ? Un défi aux manettes de Halo 3 contre l'animateur Cauet... et un passage à la télévision. « Le spot de la rencontre entre Cauet et Yanji, la gagnante de vingt-deux ans, a été diffusé en prime time le 26 septembre, date de la sortie du jeu. La jeune fille a vécu une expérience étonnante », dit Sylvia Tassan-Tofola. Buzz réussi, puisque des dizaines de blogs en parlent encore. C'est donc ça, la résonance...
De l'audience à l'efficacité
Côté annonceurs, a-t-on bien cerné les atouts d'un dispositif cross-média ? Oui, répondent en choeur régies et agences médias. Et tous sont demandeurs. « Des annonceurs comme Seven up et Notaires de France, pour qui nous avions déjà mené des opérations cross-médias en 2006, ont réitéré l'expérience en 2007. C'est bon signe », se félicite Ronan de Fressenel (M6 Publicité). Pour Dominique Delport (Havas Media), « on est passé d'un modèle fondé sur l'audience à un modèle qui tourne autour de l'efficacité ».
Voilà pourquoi les régies proposent de plus en plus des dispositifs cross-médias sur mesure, et non plus seulement des « packages » déjà ficelés. « Il y a quelques années, nous mettions en avant nos offres groupées. Aujourd'hui, ce qui importe avant tout, c'est de répondre aux besoins du client », analyse Bernard Fauve. Pour Francis Maire, directeur marketing et opérations commerciales de Mondadori France Publicité, le fait de ne pas dépendre de filiales plurimédias est même un atout : « Nous avons la liberté d'aller chercher la réponse la plus pertinente possible chez d'autres marques médias que les nôtres. »
Bien choisir ses supports de diffusion, c'est aussi affiner sa cible, donc optimiser l'efficacité de son discours. « Les annonceurs veulent parler différemment à leurs consommateurs », dit Marie-Laure Sauty de Chalon, présidente d'Aegis Media. C'est ce qu'ont fait Lagardère Publicité et Mind- share autour de Carte noire, en communiquant sur les vertus antioxydantes du café. « La marque voulait cibler les plus de 50 ans. Nous avons proposé des rendez-vous réguliers sur Europe 1, des pages dans Elle, Paris Match, Version Femina, ainsi qu'un site Internet spécifique, très riche en informations », détaille Bernard Fauve.
Si la part du cross-média dans le chiffre d'affaires global des régies reste encore marginale (quelques pour cent), le nombre d'opérations de ce genre augmente : une douzaine chez TF1 Publicité en 2007, une trentaine chez Lagardère Publicité, contre 10 en 2006, une cinquantaine chez Havas Media et environ 25 chez Aegis Media. Plus que dans les chiffres, le changement est surtout perceptible dans la réorganisation des équipes. NRJ aligne quinze chefs de projet cross-média nationaux et trente en région (voir encadré page 32). Chez Lagardère, c'est un guichet unique cross-média qui gère ces dispositifs. Le pôle « opérations spéciales » de TF1 Publicité devrait, lui, changer de nom en mars, sans doute pour voir apparaître le terme « cross ». « Depuis mon arrivée, il y a quelques mois, une équipe d'une vingtaine de personnes s'occupe de la mise en place opérationnelle des opérations cross-médias et coordonne marketing, numérique et commerciaux », décrit Sylvia Tassan-Tofola.
Côté agences médias, Havas et Carat ont aussi une équipe spécifique. Chez Manchette Publicité, on aimerait, à terme, monter une cellule de « précréation », qui réfléchirait en amont aux dispositifs cross-médias. « Pourquoi ne pas le faire en partenariat avec une autre régie, comme Publiprint [Le Figaro], pour minimiser les coûts dans un premier temps ? », propose Louis Gillet.
Bref, ça bouge. « On est passé du cross-média phénomène de mode à un dispositif qui prend doucement sa maturité », constate Ronan de Fressenel. La preuve ? Des régies sont prêtes à collaborer pour un même annonceur. « Il ne faut pas s'enfermer dans une logique de monorégie », pense Sylvia Tassan-Tofola. « Nous sommes très favorables au mariage de régies », ajoute Marie-Laure Sauty de Chalon. L'exemple avait été donné en 2007, avec Carat, pour le lancement de la nouvelle Twingo qui avait réuni IP, M6 Publicité et Prisma Presse, trois entités du groupe Bertelsmann, après appel d'offres. Désormais, si les synergies au sein des groupes sont plus que jamais d'actualité - comme en atteste la commercialisation par M6 Publicité des sites de RTL -, les régisseurs n'hésitent plus à frapper à la porte de concurrents potentiels. C'est ainsi que Bolloré Intermédia et M6 Publicité ont conclu l'an dernier un accord de partenariat leur permettant d'enrichir leur offre de solutions cross-médias. Ils viennent d'être imités par TF1 Publicité et Lagardère pour une grosse opération sur la marque Skip (lire page 34).
Qui dit maturité dit boom du cross-média en 2008 ? « Oui, ces opérations vont gagner du terrain, notamment grâce au développement de la publicité sur mobile. On pense arriver à 10 % de notre chiffre d'affaires dans les vingt-quatre mois », affirme Emmanuel Roye, de NRJ Group. Dans nombre de régies, on est plus prudent : « Certes, le cross-média, c'est du business supplémentaire. Mais il reste plus facile de vendre simplement des espaces publicitaires », avoue Bernard Fauve (Lagardère Publicité). « Tout ne peut pas devenir du cross-média », tempère Sylvia Tassan-Tofola. « Pour certaines problématiques, une campagne monomédia reste plus efficace », renchérit Ronan de Fressenel. Pour Dominique Delport, le « cross-média, c'est de la haute couture, et ça doit le rester ». Ce qui n'empêche pas les campagnes plus classiques de s'inspirer de cette nouvelle manière de parler au consommateur. Comme le prêt-à-porter s'inspire parfois des grands couturiers.