«Le marché des magazines d'entreprises papier (internes et externes) est en croissance de 10 % par an chez Havas Paris et continue à exister en parallèle de tous les autres canaux», se félicite Corinne Cherqui, partner du pôle éditorial et contenus de la structure. Et dans les autres agences spécialisées, d'Angie à Verbe (groupe Publicis), de Meanings à Textuel La Mine, le discours est le même: le papier résiste à la numérisation de la communication.
Bien sûr, son statut a évolué: «Le journal interne à la papa, quinzo ou mensuel, c'est bien fini, poursuit Corinne Cherqui. Il y a des renouvèlements de formules et des mutations importantes.» Mais pas de disparition, et plutôt une forme de «revival» du papier. «Même si la tendance de fond liée à la dématérialisation est plus forte que la renaissance du magazine papier», juge Laurence Vignon, vice-présidente de Textuel La Mine.
Selon Guillaume Aper, président de l'AFCI (association française de communication interne), «en dépit de la réalité de la digitalisation de la communication et de la montée en puissance des outils numériques, le questionnement autour du papier est très important actuellement». Même constat pour Jean-Luc Letouzé, président de l'association Communication & Entreprise: «Dans le cadre d'un dispositif intelligent, le journal interne papier conserve sa place». Quelle est la place réelle du papier aujourd'hui dans les outils de communication interne? Quel est le statut et l'utilité de ce support aujourd'hui?
«Il y a quatre ou cinq ans, il y a eu une grande vague d'arrêt du papier et un certain nombre de groupes ont supprimé leur journal interne, constate Jean-Luc Letouzé. Aujourd'hui, nous sommes revenus à quelque chose de plus équilibré: le papier, le numérique et l'oralité s'articulent bien.» La première raison était souvent financière: ainsi Laurent Sabbah, directeur de la communication du Club Med, explique qu'en basculant au tout digital sa communication interne, il a divisé son budget par trois. Un argument massue.
Des éditions plus ciblées
Avec le rapport annuel, le mouvement a été un peu similaire: «Beaucoup d'entreprises avaient arrêté leur rapport annuel papier, puis l'ont relancé avec l'idée d'en faire un média interne, analyse Eric Camel, président d'Angie. Le papier reste un bon outil pour créer du lien. Il faut faire vivre des rituels aux gens pour leur faire comprendre qu'ils forment un collectif.»
Et puis les magazines sont devenus plus ciblés: on va s'adresser à une partie du corps social, aux managers ou aux vendeurs, voire faire des éditions locales. «Orange a arrêté son magazine interne groupe, il y a deux ans, pour se concentrer d'une part, sur un support managérial, d'autre part, sur une communication opérationnelle, business et culture en France avec le magazine Orange mag, en onze versions régionales», indique Corinne Cherqui. Un constat partagé par Laurence Vignon: «Aujourd'hui, il y a pas mal d'offres corporate sur lesquelles on est davantage interrogés sur des magazines papiers. Sans compter les entreprises industrielles ou autres (Renault, la SNCF), dont les collaborateurs n'ont pas accès à des outils digitaux.»
Au siège de Bongrain (Valrhona, Bordeau Chesnel, Saint Agur...), le papier est même un nouveau support de communication. «Nous avons lancé en 2012 Sophie, Valérie, Christophe et moi, le journal du siège de Bongrain (300 salariés), sis à Viroflay (78), un trimestriel dont le titre est inspiré des prénoms les plus usités dans l'entreprise, explique Jean-Philippe Cathelin, directeur de l'agence A Conseil. Il sert à raconter qui est qui dans le siège, à mieux se connaitre les uns, les autres, il parle des gens, des fonctions.» Un journal pour recréer de la proximité. «Dans cette même logique, le groupe Crédit agricole a supprimé son magazine papier groupe, au profit d'éditions papier par pays», illustre Jean-Luc Letouzé.
Anti-zapping
Et dans la phase actuelle de transformation massive des organisations, d'innovation à tout-va, le papier peut être un bon outil pour poser les choses, mettre en perspective les mutations: «Il nous permet d'aborder les aspects plus stratégiques, c'est l'un des rares espaces pour expliquer la stratégie de responsabilité sociale et environnementale (RSE), constate Laurent-Cédric Verscheure, directeur associé de l'agence Verbe. Ou encore pour détailler la stratégie autour de l'innovation, de la transformation digitale.» Il permet de lutter contre le zapping, juge Guillaume Aper: «Le papier a un rôle tactique pour renforcer l'attention.»
Même si ces rendez-vous avec le papier s'espacent également: la périodicité la plus courue actuellement, c'est le semestriel ou, encore mieux, le «year-book». Et ce journal interne, à l'instar des Mook, devient un bel objet. Ce que confirme Bruno Scaramuzzino, directeur associé de l'agence Meanings: «La fonction repère/balise de l'édition reste d'actualité, le papier fonctionne comme un point d'ancrage quand la notion de flux permanent lié au digital inscrit tout dans l'idée de l'éphémère permanent et de l'obligation d'interagir. Le papier éclaire le temps long quand le digital oppresse le temps court.» Illustration avec les dirigeants d'Air France qui se sont beaucoup appuyés sur le mensuel L'accent pour porter les plans Transform 2015 et Perform 2020. Mais c'est aussi dans L'Accent que la direction a repris la parole vis-à-vis de l'interne, après la grève des pilotes. Le papier, meilleur outil pour renouer le dialogue?
Pour/Contre le papier
«On conserve le papier dans notre dispositif»
Christophe Morange, directeur de la communication interne et externe de GDF Suez (145 000 salariés)
«Il ne faut pas opposer le digital, le papier et l'événementiel, tout cela forme un dispositif complet. Ce n'est pas parce que l'on crée une newsletter ou un réseau social interne qu'il faut abandonner le papier. Notre magazine semestriel (Horizon mag) est sur un autre registre : le plus concret possible, pour expliquer les orientations stratégiques du groupe, en mettant en avant des témoignages sur la façon dont la stratégie se déploie au plus près du terrain. La tentation est souvent grande de supprimer le support papier au profit de plateformes d'information, mais chez GDF Suez, les trois quarts de notre population ne sont pas connectés. Lors de la dernière enquête de lectorat en 2012, les salariés nous ont demandé de maintenir le magazine papier. Nous imprimons le magazine en 170 000 exemplaires dans 70 pays dans le monde, et en huit langues. Cela reste une marque de considération, à l'heure où la communication digitale peut être considérée comme jetable.»
«Nous sommes passés au tout digital»
Laurent Sabbah, directeur de la communication du Club Med (23 000 salariés)
«Nous avions un journal bimestriel, Profession GO, et nous avons réalisé des focus group en 2013 auprès de nos salariés, en particulier dans nos villages club, pour les interroger sur leurs attentes. Je pensais que l'on conserverait du papier pour la communication corporate, mais dans les villages où la moyenne d'âge est de 23 ans, 80 % des salariés sont équipés de smartphones et ils ont clairement dit que le magazine ne les intéressait pas. Nous avons décidé en juillet 2013 de créer notre village virtuel, baptisé Enjoy: une plateforme digitale. Il y a des portraits, des vidéos envoyées par nos villages, des gags, soit dix à quinze nouveaux contenus chaque semaine. Par exemple, nous avons rebondi sur le "Ice bucket challenge". Enfin, en renonçant au papier, le budget communication a été divisé par trois.»