Un réseau, une immense toile, avec une multitude de noms de blogs qui s'affichent, et les interconnexions qui les relient. En une image, on saisit l'étendue de ce réseau en ligne: bienvenue dans la «fachosphère», cartographie des réseaux d'influence de la blogosphère d'extrême droite. Il s'agit de la dernière publication en date d'une «infographie augmentée» signée du site Owni, le 16 mai.
Le jeune média en ligne, qui se veut un laboratoire d'expérimentations journalistiques (cf. Stratégies n°1609 du 10 novembre 2010), ne jure que par le «data journalism» ou journalisme de données. Une manière de rendre compréhensible d'un coup d'œil une masse d'informations complexes et d'austères bases de données. «Dans le data journalism, il y a deux étapes: la collecte et l'exploitation de données, ainsi que la visualisation et la mise en scène de l'information», explique Éric Scherer, directeur de la prospective et de la stratégie numérique chez France Télévisions et auteur d'un livre où il aborde le sujet (1). Une approche qui inspire aujourd'hui les écoles de journalisme.
C'est à l'étranger qu'Owni a puisé son inspiration. Précurseurs, le Guardian en Grande-Bretagne et le New York Times, aux États-Unis, se sont dotés de laboratoires de recherche et développement dédiés. En France, quelques médias l'ont testé, au coup par coup, tels Rue89, France 24 ou encore Mediapart. Le journal en ligne fondé par Edwy Plenel y a recouru pour représenter en une image les protagonistes de l'affaire Bettencourt et leurs liens complexes. Ou encore une «carte de la crise sociale», une Google Map enrichie des contributions d'internautes. Mais le recours au data journalism y reste ponctuel, artisanal. «Je me suis servi d'un outil de représentation graphique, Omnigraffle, pour l'infographie sur l'affaire Bettencourt. Et nous avons travaillé avec Owni pour réaliser une carte de France des plans sociaux», explique Vincent Truffy, journaliste à Mediapart.
Alors, forcément, les médias s'y intéressent de très près. Et veulent apprendre à concevoir leurs propres «infographies augmentées». Ce que les écoles de journalisme ont bien compris, en commençant à monter des formations en data journalism, dans la lignée de précurseurs tels que la Columbia University de New York.
Débrouillardise et créativité
Il y a un an, l'École supérieure de journalisme (ESJ) de Lille ajoutait à son catalogue de formation continue des modules de deux jours consacrés au data journalism. Et accélère la cadence cette année, alors qu'elle a monté un partenariat avec Owni. Déjà en formation initiale, l'ESJ propose des séminaires et des sessions sur le journalisme de données.
À Paris, le Centre de perfectionnement des journalistes (CPJ) dispensera sa première formation continue en data journalism le 27 mai, des formations régulières s'ensuivront. S'y ajoutent «des formations sur mesure montées pour des médias», précise Bruno Doguet, directeur adjoint en presse écrite et multimédia du CPJ.
Enfin, via sa maison mère, la société 22 Mars, Owni commence aussi à donner des formations, dont une dispensée ce printemps à l'EMI-CFD (École des métiers de l'information).
Le data journalism consacre de nouvelles pratiques journalistiques. Et fait appel à de nouvelles compétences, qui mêlent débrouillardise sur le Web et créativité. «La base consiste à maîtriser Excel. Le journaliste devra aussi avoir des idées de mise en page», résume Philippe Couve, responsable d'Owni Formations. De fait, à lui d'avoir des idées de «data visualisation» et de plancher dessus en équipe: «Il devient un vrai architecte de l'info», estime Nicolas Keyser-Bril, responsable du data journalism chez Owni.
Le journaliste du futur devra-t-il savoir écrire des lignes de code? «Il faut manier les langages HTML5 et CSS et des outils open-source de visualisation des données, comme Many Eyes. Mais, de toute façon, on travaille avec des développeurs», explique Karen Bastien, journaliste indépendante, qui va assurer les formations data journalism au CPJ. Autre nouveauté, les journalistes «vont devoir apprendre à travailler en "mode projet", avec des développeurs et des graphistes», note Éric Scherer.
De nouvelles pratiques qui font débat
Des formations qui attirent des journalistes issus des hebdos et quotidiens nationaux, de la presse quotidienne régionale, des revues scientifiques... La PQR figure parmi les premiers clients: «Ils ont beaucoup de trésors dans leurs archives à exploiter avec ces nouveaux formats», souligne Bruno Doguet. «Ils sont habitués à être ultraréactifs», ajoute Soizic Bouju, directrice d'ESJ Pro.
Reste que le format, les nouvelles pratiques induites font débat. Le «bidouillage technologique» et la recherche de données en ligne l'emporteront-ils sur la pratique du métier sur le terrain? Certes, dans ces brassages de données, les sacro-saintes règles journalistiques demeurent. Les principes de base? «Trouver un angle journalistique précis en amont de toute data visualisation», rappelle Soizic Bouju. Et «faire preuve de discernement: vérifier ses données, recouper ses sources», ajoute Philippe Couve.
Si certains, à l'instar d'un Nicolas Keyser-Bril, y voient «un nouveau moyen de raconter les choses», le data journalism ne remplace pas l'investigation. Même s'il est probablement plus rentable à court terme. «Dans une période de crise de la presse, on prône un journalisme davantage derrière l'écran, fondé sur la productivité et la recherche en ligne, plus que sur l'enquête de terrain», estime Jean-Christophe Féraud, rédacteur en chef adjoint à Libération, opposant de longue date (sur son blog) au data journalism. Le reportage et la recherche hors ligne ont encore des adeptes...
(1) A-t-on encore besoin des journalistes? Éric Scherer, Ed. Puf. Voir aussi Data journalism - Bases de données et visualisation de l'information, Alain Joannès, Ed. CFPJ.