Le salarié version 2016 est un mutant: son ordinateur portable sous le bras, il s’installe à un bureau différent tous les jours et passe beaucoup de temps dans des espaces collectifs (salles de design thinking, cafétéria…). Cet électron libre, mobile à l’intérieur même de son entreprise, n’a plus de poste de travail personnel. Le bureau virtuel, les réseaux sociaux et le wifi jouent le rôle de cordon ombilical avec son manager et ses collègues. Ce mutant est le fruit d’un nouveau mode d’organisation du travail: le desk sharing (bureaux partagés en français) et le «flex office» (bureau flexible)
Dans le premier cas, les collaborateurs n’ont plus de bureau attribué et il y a souvent moins de postes que de salariés. La vision induite par le second est plus large: elle inclut des postes de travail partagés, du télétravail, un allongement des horaires de travail... Cette vague est en train de déferler sur les entreprises françaises. «C’est une tendance forte depuis deux ans, d’ailleurs dans la quasi-totalité des projets d’aménagements de bureaux que nous suivons se pose la question de passer à un système de bureaux partagés, constate Olivier Cros, directeur Workplace Strategy de JLL (ex Jones Lang Lasalle). Et dans un projet sur deux cela aboutit.» Le phénomène concerne tous les domaines d’activités du secteur des services puisque des entreprises comme Group M (achats média) ou Bouygues Telecom sont en train de s’y convertir. Et JLL mène actuellement des études pour deux groupes médias. S’agit-il juste d’un phénomène de mode ou d’une transformation profonde et irréversible de la façon de travailler? Ces salariés sans bureau fixe ne risquent-ils pas d’être déboussolés?
Première certitude: le desk-sharing a de beaux jours devant lui. Logique car il résout plusieurs problèmes: d’abord les groupes cherchent tous à réaliser des économies de mètres carrés. Or ils font le même constat: les postes de travail individuels sont de moins en moins occupés. «Avant un salarié passait 80% de son temps à son poste; Aujourd’hui il n’y reste que 50 à 60% de sa journée», note Olivier Cros, de JLL. Car le travail en mode projet l’oblige à multiplier les échanges avec d’autres services, des partenaires. Au fil des années, à mesure que les collaborateurs s'équipaient en tablettes, en ordinateurs portables connectés et en smartphones, il y a eu une déconnexion entre les surfaces et les usages: alors que le travail n’a jamais été aussi collaboratif, les espaces restent à 90% individuels.
Inventer des espaces inspirants
«Il s’agit d’une révolution culturelle, de faire en sorte que les gens changent leurs pratiques, qu’il y ait davantage de réunions physiques, de rencontres informelles, d’activités de networking, décrypte Cédric Ghozzi, directeur du consulting stratégique chez Babel. Mais cela implique aussi de passer d’un management basé sur le contrôle à un système qui repose sur la confiance.» Une révolution dans la révolution. En attendant, les groupes rivalisent d’imagination pour inventer des espaces inspirants: «Des cafétérias très design, des salles de silence ou encore des sièges contemplatifs face à une baie vitrée», liste, en souriant, Cédric Ghozzi. Comme chez Bouygues Telecom, qui a choisi le «flex office» pour ses 3600 collaborateurs installés à Meudon (92).
«Les mètres carrés récupérés ont permis de créer des zones communes: box, lounge, salle de créativité, quiet room (salle de repos), cabines téléphoniques», explique le DRH, Philippe Cuenot. Et puis cela induit de nouvelles façons de travailler: «Il y a des gens qui changent de bureau tous les jours, pour plancher sur un projet commun avec un collègue», note le DRH. Les salariés sont regroupés par zone de couleur en fonction de leurs métiers, ils cherchent un bureau disponible et y installent leur ordinateur portable. «Il s’agissait à la fois de créer plus d’espaces de travail collectifs, de profiter des outils digitaux et de répondre aux demandes de télétravail des salariés», liste Philippe Cuenot. Dans le bâtiment de l'opérateur, il y a 100 bureaux pour 115 salariés. Mais il vrai qu'un millier de personnes sur les 3600 a opté pour le télétravail (deux jours par semaine maximum).
Bien sûr ce système des bureaux partagés peut aussi se révéler catastophique s'il n'est pas bien maîtrisé: «Si une entreprise décide de supprimer 30% de bureaux en se disant que les postes ne sont occupés qu’à 50% du temps, c’est dangereux, cela déstabilise le personnel», prévient Rémi Mangin, président de CD & B. Laurent Quintreau, secrétaire général du Betor Pub/CFDT y voit également un danger: «On ajoute une nouvelle contrainte au salarié qui va devoir trouver sa place le matin. C’est une erreur de dépersonnaliser et donc de déshumaniser l’espace de travail.» Le sentiment d'appartenance à l'entreprise passe aussi, c'est vrai, par le lien physique.
Témoignage
Dominique Guérin, directrice communication et marketing de Group M
Dans le cadre de votre déménagement, vous avez imaginé une nouvelle façon de travailler?
DOMINIQUE GUERIN. Depuis fin juin les 850 salariés de Group M (WPP) sont tous regroupés dans un même immeuble, flambant neuf, à Neuilly-sur-Seine. Et dans le cadre de cet emménagement nous avons décidé d’insuffler un nouvel état d’esprit, lié à la nécessité de travailler différemment. Nous avons imaginé une nouvelle façon de collaborer: l’idée est de favoriser le mode projet, la transparence, le travailler ensemble et d’initier la mobilité. Cela correspond aussi à un constat: nos collaborateurs passent, en moyenne, 59 % de leur temps à leur poste de travail.
Du coup vous êtes passés à un système de bureaux partagés?
DG. Certaines entités de Group M sont déjà passées en bureaux partagés. Et à terme cela pourrait concerner les deux tiers du groupe mais l’évolution vers les bureaux partagés se fera très progressivement. Cela va s’appliquer en priorité aux fonctions les plus en mobilité: commerciaux, une partie des experts… Nous avons le même nombre de postes de travail que de salariés, mais en prévoyant davantage d’espaces collectifs et moins d’espaces en bureaux fermés et individuels. En parallèle nous facilitons la mobilité: équipement en ordinateurs portables, ils sont déjà 40% à en disposer. Portabilité du numéro de téléphone quel que soit le poste fixe. Aujourd’hui il suffit de se connecter pour qu’il vous reconnaisse. S’il y a eu beaucoup de freins psychologiques avant, aujourd’hui ça fonctionne, les gens se déplacent plus facilement dans l’espace.
Accenture, l’ancêtre des bureaux partagés
Chez Accenture, précurseur des bureaux partagés avec caissons, (adoptés en 1995), le dispositif est en amélioration permanente: «Depuis 2010 nous avons introduit plus de collaboration dans les espaces de travail, dit Marc Thiollier, secrétaire général d’Accenture. Nous avons recensé toutes les situations de travail des employés: nous en avons identifié 200 et nous avons créé une quinzaine d’espaces qui correspondent à ces situations.» Et puis, tous les employés peuvent pratiquer jusqu’à trois jours de télétravail par semaine.