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Le gouvernement s'apprête à soumettre au vote des députés sa loi contre les fausses informations en période électorale et préélectorale. Une « ligne Maginot » qui risque de ne rien régler à un phénomène grandissant qui inquiète les spécialistes et les professionnels.

Produire des « vérités de fait ». C’est, selon Hannah Arendt, la mission que doit s’assigner toute société démocratique. Or, voilà que la multiplication des faits alternatifs ou post-vérités, tenus par des fermes de trolls comme des gouvernements, ont incité Emmanuel Macron a propulser dans l’arène parlementaire une proposition de loi contre les « fake news ». Attendu dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale à partir du 7 juin, le dispositif prévoit de s’attaquer aux fausses informations trois mois avant un scrutin électoral. Des obligations de transparence seront imposées aux plateformes numériques, afin de permettre à l’internaute de connaître l’annonceur et le montant d’un contenu sponsorisé. Le CSA se verra aussi confier le pouvoir de suspendre ou de mettre fin à un service de télévision contrôlé par un État étranger. Une disposition qui vise implicitement RT (ex-Russia Today) auquel l’Elysée reproche d’avoir joué un rôle dans la diffusion d’une fausse nouvelle sur un compte caché de Macron aux Bahamas pendant la campagne présidentielle de 2017, ce que dément ce média.



Mauvaise foi

Pour départager le bon grain de l’ivraie, la rapporteure LREM Naïma Moutchou prévoit de laisser au juge des référés la possibilité de trancher en 48 heures au vu de fausses informations diffusées « de mauvaise foi ». Une fausse information ? «Toute allégation ou imputation d'un fait inexacte ou trompeuse», a-t-elle précisé.  Une façon de caractériser davantage la définition de la fausse information tel que donnée en commission des affaires culturelles : «toute allégation ou imputation d'un fait dépourvu d'éléments vérifiables de nature à le rendre vraissembable". Les plaignants peuvent êtres des candidats ou des formations politiques. Au juge, donc, de décider de bloquer la propagation de contenus sur les réseaux par des intermédiaires les sachant faux mais ayant la volonté de nuire, ce qui protège selon elle les journalistes (lire l'interview).

Il n’empêche, nombreuses sont les voix de la société civile qui s’inquiètent du caractère liberticide ou inopérant de la future loi. « Faut-il légiférer dans le sens de la censure ? » s’interroge Vincent Lanier, secrétaire général du Syndicat national des journalistes. « C’est un dispositif trop répressif dès lors qu’on a les moyens de fermer des chaînes sous contrôle étranger. On ne sait pas où ça finit et le CSA n’est pas une instance totalement indépendante du pouvoir politique ». RT est pour l’heure dans le collimateur. Mais quid d’Al Jazeera ou même de CNN en 2003, lors de la diffusion de pseudo-preuves d’armes de destruction massives en Irak ? Quant au juge des référés, il aura la responsabilité de bloquer la diffusion d’un contenu faute de preuve suffisante au moment où il est produit. « Même si le doute bénéficie aux médias, il n’est pas exclu qu’une vraie information soit considérée comme fausse », ajoute-t-il. En outre, la loi sur la presse de 1881 permet déjà de réprimer les « fausses nouvelles » et des « propos sciemment erronés », une disposition étendue aux services en ligne en 2004 par la Loi sur la confiance dans l’économie numérique.

Peut-on, pour autant, ne rien faire face à des rumeurs qui ont pour particularité de se propager plus vite que les vraies infos ? Pour Divina Frau-Meigs, professeure à Paris 3 en sciences de l’information et experte auprès de la Commission européenne, la menace est réelle : « Face au dark web et aux intentions malignes s’exprimant contre nos démocraties pour casser l’Europe, il ne faut pas être naïf. Mais on a besoin de toute la panoplie : que les publics connaissent les enjeux à travers l’éducation aux médias qui pourrait être prise en compte dans les compétences Pisa [Programme international pour le suivi des acquis des élèves], qu’on s’en prenne aux infrastructures pour toucher à la façon dont sont monétisés les contenus... La recherche montre qu’en France, on résiste plutôt bien, le public ne se laisse pas prendre, mais il faut se méfier d’un processus souterrain et robotisé ». Pour la chercheuse, l’expérience montre ainsi que les logiques d’influence favorisant les idées d’extrême droite – les migrants, le burkini, etc – sont mises en œuvre deux ans avant une élection, qu’elle soit américaine, britannique ou allemande.

Une exposition renforcée

La loi anti fake news en Allemagne montre d’ailleurs que toute interdiction de propos tenus par des leaders d’extrême droite tourne vite à une proclamation de censure, ce qui joue contre les intérêts de ceux qui les combattent. C’est d’ailleurs un phénomène de « saillance » bien connu des chercheurs : dès lors que des contenus sur Facebook sont signalés comme suspects par de petits drapeaux, leur exposition s’en trouve renforcée « On est à la merci d’un gamin qui a envie de se marrer », ajoute Divina Frau-Meigs. Et le fact-checking qui est censé déminer la fake news pèse peu à côté de l’impression laissée dans son sillage. Une étude BVA pour Villa Numeris, en mars, a montré que 59% des gens qui partagent une information sur les réseaux sociaux le font pour susciter l’intérêt de leurs amis quand bien même ils savent que « la source de cette info n’est pas totalement fiable ».

Pour les annonceurs, les fake news sont une préoccupation au même titre que l’apologie du terrorisme ou les sites de contrefaçon. 58 % d’entre eux estiment que ce risque pollue l’environnement des réseaux sociaux et 92 % y voient une menace pour la réputation de leur marque, d’après une étude Ifop, menée fin mars auprès de 200 professionnels (Stratégies n°1950, p.38). À l’Union des annonceurs, Laura Boulet, directrice des affaires publiques, juridiques et éthiques, rappelle qu’il est difficile d’en identifier les sources ou les diffuseurs. Auditionnée par les députés, elle propose la prise en compte des sites fiables sous forme de liste blanche dans le digital ad trust – qui fera connaître sa deuxième vague de sites labélisés dans la deuxième quinzaine de juin. Comme la Journalism Trust Initiative menée avec Reporters sans frontières et l’AFP – qui vise à réserver les investissements des annonceurs à des sites labélisés – la loi s’inscrit, selon elle, dans la demande de publicité responsable dont se réclament les marques « Mais attention aux effets de bord, complète-t-elle, il ne faut pas utiliser la mention “sponsorisé par” utilisée par la publicité pour pointer les fake news. Il ne faut pas non plus que les montants des annonceurs soient rendus publics ». Et, bien sûr, une liste blanche a vocation, selon elle, à être permanente, et non à un seul usage électoral. 

Rémunération au clic

La future loi française ferait-elle école ? Face à la prolifération des fausses informations, Facebook et Twitter, accusés de faire remonter sur leur fil des clients douteux, viennent d’annoncer des règles strictes sur la publicité politique. « À partir d’aujourd’hui, toutes les pubs liées à des élections et à des sujets d’intérêt général sur Facebook et Instagram doivent être clairement identifiées, y compris par une mention “payée par” de la part de l’annonceur », a déclaré aux États-Unis Rob Leathern, directeur de la gestion des produits de Facebook. Jean-Gabriel Ganascia, président du Comité d’éthique du CNRS, met toutefois en doute la volonté des grandes plateformes de lutter efficacement contre les fake news. « Le modèle économique de ces grandes sociétés est basé sur la rémunération au clic et la diffusion des nouvelles les plus étonnantes », rappelle-t-il, le 22 mai devant la presse. Vincent Claveau, informaticien à Rennes pour le CNRS, ajoute qu’il est tout à fait possible de déjouer « avec 90 % de précision » les manipulations d’images – comme celle d’une femme voilée devant la Caisse d’allocation familiale prise en réalité à Londres. « Les possibilités techniques existent, estime-t-il, mais elles doivent être implémentées par les propriétaires de ces réseaux sociaux ». Toutefois, il suffit que Facebook supprime des milliers de comptes ou que Google déréférence des pages pour que certains crient à la censure. Pas simple. Aujourd’hui des « deep fake », qui se basent sur le deep learning pour faire dire à un personnage public tout ce qu’on veut lui faire dire, risque de compliquer encore la tâche des démocraties.

Travailler avec les plateformes

On le voit, la fake news est promise à un bel avenir et ne se limite pas aux campagnes électorales. Remise en cause des vaccins, rupture autour du consensus climatique par des non climatologues, fausses altercations entre Donald Trump et le gouverneur de Mexico… Les exemples sont légion et correspondent tous à une stratégie de désinformation pour coller à des intérêts précis. Que faire face à ces orchestrateurs de propagande intérieure qui confortent les certitudes des internautes sur leurs réseaux ? « On peut s’interroger sur l’efficacité de la ligne Maginot, répond Divina Frau-Meigs, le juge ne va pas pouvoir convoquer des plateformes américaines et les acteurs de cyber-menaces hybrides. On a alerté les ennemis à distance mais il faut travailler avec les plateformes – et non contre elles – au niveau européen et sur des questions de masse critique de la publicité ». En somme, il s’agit d’assécher ce par quoi les fake news se monétisent. Pour le reste, ajoute-t-elle, « la loi ne peut que donner de très mauvaises idées à des pays liberticides ».

«Pas de risque de censure vis-à-vis des journalistes»

 

Naïma Moutchou, députée La République en Marche du Val-d'Oise, est avocate et rapporteure de la proposition de loi relative à la lutte contre les fausses informations.

 

Pourquoi cette proposition de loi alors que la loi de 1881 et le code électoral luttent déjà contre la diffusion de fausses nouvelles ?

Naïma Moutchou. La fausse nouvelle dans la loi de 1881 obéit à une définition précise : il faut créer un trouble à la paix publique et que ce soit une révélation d’une information qui n’était pas connue. Nous voulons appréhender plus largement toutes les fausses informations qui circulent via les réseaux sociaux. On essaye de s’adapter à ces nouvelles technologies.



Pourquoi est-elle limitée aux périodes électorales ?

On a assisté à des campagnes de déstabilisation d’ampleur nationale par des puissances étrangères lors d’élections : en France en 2017, aux Etats-Unis en 2016, lors du Brexit ou du référendum en Catalogne. C’est pour cela que le juge des référés se concentre sur cette période. Il n’était pas question de mettre en place un système pérenne et permanent. Je suis très attentive à ce qu’il n’y ait pas d’atteinte portée de façon disproportionnée à la liberté d’expression.



Qu’est-ce qu’une fausse information ?

C’est celle qui n’est pas vraie. Mais elle n’est pas que fausse : elle est aussi diffusée massivement et artificiellement – par les fermes à clics, les bots, les liens sponsorisés- et de mauvaise foi. Cela doit s’inscrire dans un débat d’intérêt général et le juge ne peut vouloir que des sanctions proportionnées au but poursuivi. Il n’y aura pas de risque de censure vis-à-vis des journalistes que ne diffusent pas sciemment de fausses informations.



Comment pouvez-vous garantir l’applicabilité de la loi ? Le juge ne risque-t-il pas de se dire incompétent ?

Le juge des référés est celui de l’évidence. Il se prononce si c’est manifestement faux en stoppant la diffusion. Il le fait déjà dans la loi sur la confiance dans l’économie numérique, où il doit statuer dans des délais extrêmement courts.



Comment empêcher que la loi soit liberticide ?

Je me suis efforcée de resserrer le champ d’application du juge des référés. A côté de la volonté que nous avons que le citoyen ait une information éclairée au moment du vote, nous avons le souhait de préserver la liberté d’expression. C’est cette balance qui fait que l’on vient restreindre le terrain de saisine du juge des référés. Et il y aura une voie d’appel aussi rapide que la première instance.



Comment empêcher la diffusion de la fake news alors que sa vitesse de propagation est plus rapide qu’une vraie information ?

Pour celui qui en est victime, c’est important de pouvoir rétablir ce qui est vrai. Celui qui obtient une décision de justice saura la publier et la diffuser à son tour. Il y a aussi un volet éducatif, des obligations de transparence pour les plateformes…

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