Tout commençe par l'accueil des journalistes. «Qu'est-ce que vous voulez voir?», demande l'officier de presse. Réponse immuable: «Les combats.» «Bon, pour l'instant, il n'y en a pas, mais on peut vous montrer le débarquement des matériels», suggère le militaire. «Non cela ne m'intéresse pas», rétorque le reporter, qui sait pertinemment qu'il a beaucoup moins de chances de faire passer son sujet sans images de guerre.
Relaté par le colonel Burkhard, porte-parole de l'état-major, cet instantané dit bien la difficulté d'une rencontre impossible. Pour l'armée française, les deux mois de l'opération Serval ont valu à son action de communication bien des griefs: l'AFP a relaté dans une dépêche tout le mal que les journalistes pensaient de la Grande Muette, coupable de verrouiller l'information au Mali. «Billet d'humeur», lâche-t-on à l'état-major, où l'on signale que l'agence met sur sa base des photos qui appartiennent à l'armée. Le Figaro a publié par erreur l'une d'entre elles sous le crédit «Arnaud Roynet, AFP». En réalité, ce photographe appartient à l'équipe images de l'armée.
Consignes de recul
Guerre sans images ou images de guerre avec le concours de l'armée? Il faut souvent choisir car les forces françaises disposent, pour le Mali, non seulement des moyens de transport mais aussi de leurs propres films bruts (91 sujets d'une minute trente à trois minutes) et de leurs photos (400 clichés au total). Les images de frappes aériennes ou de combats dans le massif des Ifoghas? C'est elles. Et c'est le service médias de l'armée, la Dicod, qui sélectionne au compte-gouttes les reporters sur les zones de combat. TF1, France 2, Europe 1, France Info, Le Monde et France 24 ont eu le privilège d'être embarqués à bord d'opérations héliportées ou aéroportées sur des terrains de guerre, à Tombouctou ou au Nord Mali. «Nous avons fait remonter des protestations, explique Catherine Nayl, directrice de l'information de TF1. Nous avons besoin d'être avec eux pour aller dans le Nord. Au départ, c'est compliqué. Mais sur le terrain, c'est plus un point d'appui. [...] J'ai donné des consignes de recul par rapport à la situation. Quand nous filmons, nous disons que nous sommes arrivés avec l'armée française.»
Pour aller vers le Nord-Est, mieux vaut en effet s'appeler TF1 ou France 2. Les deux chaînes sont systématiquement convoyées ensemble afin d'éviter des jalousies mutuelles. Et tant pis pour le téléspectateur qui peut avoir le sentiment de voir deux fois les même images, comme ce reportage sur un préfet tchadien au bord d'un lac. Au total, l'armée indique avoir embarqué ou «embedded» près de 400 journalistes de plus de 180 médias. «C'est clairement la puissance des médias qui prime, soupire Julia Delage, reporter à BFM TV. On avait parfois l'impression d'être revenu à un statut de petite chaîne, même si certains journalistes accrédités défense profitaient aussi de leurs relations avec les responsables de communication de l'armée.»
Tracasseries locales
Pour cette journaliste, pas question d'intégrer une unité combattante: «Cela ne m'intéresse pas. On ne voit absolument rien, les soldats eux-mêmes ne savent pas où ils vont. Pour du news, je préfère être du côté de l'habitant.» Mais il faut quand même accepter d'être cornaqué par l'autorité militaire... «Beaucoup de jeunes journalistes ont commencé en Libye. Là-bas, c'était un peu Disneyland avec open bar: on pouvait aller là où on voulait. Cette fois, ce n'est pas le même film», rappelle Julia Delage.
Sur place, les tracasseries sont en effet nombreuses pour les reporters. Le laissez-passer délivré par les autorités de Bamako ne vaut soudainement plus rien à un check-point tenu par l'armée malienne. Motif: l'état d'urgence vient d'être décrété par le gouverneur de district. «Les petits chefs s'autorisaient à interdire le passage. Nous avions le sentiment d'être tout près de là où ça se passait, mais sans accès possible», explique Florence Lozach, reporter à I-Télé. Le colonel Burkhard affirme avoir conseillé à ses homologues alliés de se montrer plus souples (lire son interview).
Il n'est pas évident de trouver une place dans les convois. Les journalistes sont obligés de jouer des coudes pour être invités dans un véhicule où ils prennent la place de soldats. Embedded? «La question ne se pose pas. On ne se dit pas qu'on n'aura pas le point de vue d'en face. Si on n'y va pas avec l'armée, on n'y va pas tout court. Les check-points sont infranchissables», ajoute Florence Lozach. Oui mais, pourquoi ne pas ne pas changer de temps à autre de champ d'optique? Les Britanniques de Channel 4 ont trouvé le moyen d'aller avec l'armée malienne à Gao et à Tombouctou.
Priorité aux opérations de guerre
Hervé Béroud, patron de l'information de BFM TV, estime à 5% la part des images de sa chaîne fournies par l'armée sur l'opération Serval. Pour lui, l'armée française a d'abord choisi une option minimaliste en termes d'accompagnement des journalistes et de communication. L'essentiel des efforts va à la réussite de l'opération militaire. «Si je me mets à ma place, j'en veux toujours plus, explique le dirigeant. Mais si je me mets à la leur, je me dis qu'il n'est pas scandaleux de faire de la guerre une priorité». Puis les portes des blindés et des Transal s'ouvrent et il faut accepter d'aller «là où l'on nous demande d'aller».
Les rédactions elles-mêmes n'incitent pas leurs reporters à prendre des risques en partant à l'aventure vers le Nord Mali ou à Gao - où ont eu lieu de violents combats - qui se trouvent tout de même à «2 jours et demi en 4x4». «Je n'enverrai pas des journalistes seuls là où se poursuit la guerre», reconnaît Hervé Béroud. Le risque de prise d'otages ou de blessure mortelle est trop grand. En revanche, il se dit prêt à acheter des images de free-lances si elles se présentent.
La peur des enlèvements a sans doute conduit l'armée à se montrer très parcimonieuse s'agissant des expéditions de reporters sur les «théâtres d'opérations», comme disent les militaires. «Nous avions conscience qu'il y avait une telle déferlante de journalistes que si certains d'entre eux étaient pris en otage, c'en serait terminé de l'opération Serval. Il suffisait qu'on dise qu'on y allait seuls pour, bizarrement, trouver une place dans un avion», rapporte Julia Delage. Pour autant, nul n'a pris le risque de se lancer seul dans le désert. La reporter à BFM TV, qui envoyait un texto à sa rédaction toutes les deux heures au moment critique, reconnaît elle-même qu'elle n'avait «pas envie d'avoir sa tronche en ouverture des journaux pendant six ans et demi». En tant qu'otage d'Aqmi.
Assumer la violence des images
«C'est une guerre d'un style particulier, observait Jérôme Bureau, le patron de l'information de M6, le 21 février. Il n'y a pas de front, on ne sait pas trop où est l'ennemi. Il y a des éléments de sécurité qu'on peut comprendre et des éléments de protection excessive qu'on a du mal à comprendre.» L'intervention du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), recommandant aux rédactions de ne pas diffuser d'images de morts à la suite d'un reportage d'Envoyé spécial, n'a pas été comprise (un comité de suivi de cette question a été mis en place depuis par l'instance de régulation). «Difficile de faires de images de guerre qui ne soient pas violentes, poursuit Jérôme Bureau. Les rédactions savent bien quelles sont les images indécentes qu'il faut éviter de montrer: des gros plans, des cadavres exposés. Les images de Capa pendant la guerre d'Espagne ou de la petite fille nue après un bombardement au napalm au Vietnam sont hyper violentes, mais elles ont fait l'histoire.»
Guerre du Mali, guerre en secret? «Il est aberrant de ne montrer de la guerre que des couchers de soleil sur les chars rutilants, tempête Christophe Deloire, directeur général de Reporters sans frontières. Le CSA est entré dans cette logique alors qu'il doit défendre la liberté des médias.»
Les télévisions, comme les journaux, doivent aussi faire face à une réalité: l'intervention au Mali est une guerre de forces spéciales, que la loi interdit de montrer sauf de façon floutée car elles se consacrent à l'action militaire et au renseignement en territoire ennemi. La règle qui veut que l'on ne communique pas leurs noms a d'ailleurs été étendue à l'ensemble des troupes engagées au sol dans les combats. «A aucun moment, je n'ai eu l'impresion de ne pas savoir ce qu'on pouvait savoir, relativise Jean-Dominique Merchet, spécialiste de la Défense à Marianne. La vision que les gens ont de la guerre est déformée par le cinéma. A la guerre, qui est une succession de longues périodes d'ennui et de moments très brefs et intenses, on ne voit jamais son ennemi. Les médias ne peuvent rendre compte de cela.»
Pas de conditionnel
Reste que l'armée a bel et bien cherché à maîtriser la diffusion audiovisuelle. Au point qu'elle reconnaît avoir retenu 48 heures des images de parachutistes prises à Gao (elles montraient qu'un régiment venu d'Abidjan était présent). Les images ont été ensuite réutilisées par BFM TV lors d'une opération sur Kidal. Les familles ont cru que les soldats étaient partis sur cette ville. «Les journalistes ont été nombreux à se plaindre de la volonté de contrôle de l'armée, note Christophe Deloire. Le fait de se limiter à un angle de vue et d'avoir des journalistes embedded empêche tout contre-champ.»
Mais est-il possible de faire autrement face à des terroristes? «Dès le début, contrairement à ce qu'on voyait pendant la guerre d'Irak, où les médias français utilisaient beaucoup le conditionnel, il n'y a pas eu de précautions prises dans la façon de relayer l'information officielle, conclut Jean-Marie Charon, sociologue des médias à l'Ecole des hautes études en sciences sociales. Les journalistes auraient pu évoquer davantage le fait qu'ils n'avaient pas accès au terrain et les aléas liés à ce type de conflits, surtout quand des exactions ont été commises visiblement par les alliés maliens.» Mais en Irak, il est vrai, la France n'était pas embarquée dans la guerre...