C’est ce qui s’appelle un secret bien gardé, comme savent le faire les grands noms du digital américain. Pendant des mois, Snapchat a ménagé le suspens autour de son arrivée officielle en France, d’abord le 15 septembre dernier avec l’ouverture de Discover aux éditeurs français, puis le 1er octobre avec l’implantation d’un bureau à Paris, piloté par Emmanuel Durand (ex-Warner Bros). Le nom des médias sélectionnés pour intégrer dès son lancement la première déclinaison non-anglophone de sa plateforme de contenus premium Discover (Le Monde, Paris Match, L’Equipe, Melty, Cosmopolitan, Vice, Konbini et Tastemade) n’a été confirmé par Snapchat qu’au dernier moment à une poignée de journalistes reçus un à un, en toute discrétion et en «off», dans un hôtel du VIIIe arrondissement de Paris. D’autres éditeurs pourraient les rejoindre dans les tout prochains mois.
L’enjeu est de taille: avec déjà 9,6 millions de visiteurs uniques par mois en France, dont 72% de 15-34 ans, selon Médiamétrie, l’application au petit fantôme jaune hante nombre de médias et de marques, qui y voient un endroit incontournable pour capter l’attention de la cible jeune. Et le lancement de Discover pourrait bien accélérer encore son adoption dans l’Hexagone, avec les revenus publicitaires qui en découlent. Un chiffre résume tout: +71%. C'est à la fois la croissance des revenus du mobile au 1er semestre 2016, selon le SRI, et la part des réseaux sociaux dans le display mobile.
«Vrai exercice de style»
«Snapchat offre une nouvelle façon de parler à une cible extrêmement sollicitée et moins fidèle aux marques. Discover permet de revenir dans un environnement éditorialisé, celui de l’éditeur, et donc de combiner créativité et rigueur du contenu», explique Jean-Philippe Bertaux, CEO de l’agence KR Media France. Car si Snapchat permettait déjà aux marques et aux médias de s’inviter dans le quotidien des utilisateurs (lire Stratégies n°1868) via des filtres et des lentilles sponsorisés, ou simplement des «stories» (ces animations mêlant photos, vidéos et stickers que s’envoient les mobinautes à longueur de journée), la plateforme Discover, lancée aux Etats-Unis en janvier 2015, leur offre un espace premium.
Dans la pratique, chacun des médias sélectionnés pour la France publie une fois par jour, week-end compris, une édition composée d’une dizaine de contenus, des «top snaps». S’y mêlent photos, vidéos, animations en motion design et articles, entrecoupés d’écrans publicitaires vidéo de dix secondes (quatre maximum par édition), appelés des «snap ads». Ici, tout se regarde à la verticale, le son généralement allumé, et les contenus sont, sinon produits spécifiquement pour la plateforme, au moins repackagés et enrichis afin de coller aux codes propres à Snapchat.
«Discover nous pousse à travailler avec le visuel en première intention, dans une approche professionnelle qui n’existait pas avec les “stories”. L’enjeu pour nous, Le Monde, est de s’adresser à un public différent, plus jeune, tout en gardant notre identité. C’est un vrai exercice de style», résume Jean-Guillaume Santi, responsable éditorial Snapchat du site du Monde. «Discover reprend les codes de la presse, avec une succession de “top snaps” très visuels rappellant les pages d’un magazine, qui peuvent se suffire à eux-mêmes ou servir de point d’entrée vers d’autres contenus», ajoute Olivier Levard, directeur des rédactions de Melty Group. Ici, une chronologie de l'«affaire Cahuzac», là «le lourd secret caché de Rihanna»…
Un certain nombre de règles
En glissant son doigt vers le haut, l’utilisateur peut, le cas échéant, déployer le contenu associé, un mode de navigation également valable pour la publicité. «Ces dernières années, nous avons beaucoup travaillé sur nos sites l’écrit, l’image et la vidéo. Snapchat est la bonne combinaison des trois, tout en permettant aux lecteurs et aux annonceurs de rester dans l’environnement de la marque média qu’ils connaissent déjà», estime Amalric Poncet, directeur général délégué chargé des activités digitales de Groupe Marie Claire, présent dans Discover avec Cosmopolitan.
Pour en être, les médias sélectionnés ont dû se plier à un certain nombre de règles: constitution d’une équipe d’environ cinq personnes (quatre dans le cas de L’Equipe, sept au Monde), publication d’une édition quotidienne sept jours sur sept, création d’une dizaine de formats éditoriaux, respect d’un certain standard de qualité. Des exigences qui ne sont pas du goût de tous les éditeurs. En atteste la sortie du PDG du groupe Les Echos, Francis Morel, début septembre: «Snapchat impose aux éditeurs des contraintes qui n’ont aucun sens. A ces conditions, nous n’irons jamais dans Discover.»
Mais pour Snapchat, ces exigences sont gage de qualité et donc de succès, tant en termes d’usage que d’efficacité publicitaire. «Pour les annonceurs, il y a un vrai enjeu de création avec, comme pour le contenu éditorial, une nouvelle écriture publicitaire propre à Discover, beaucoup plus visuelle et ludique», explique Laurence Bonicalzi-Bridier, nouvelle présidente de M Publicité-Régie Obs, qui commercialise les snap ads à la journée, à la semaine ou couplées avec La Matinale et l’application mobile du Monde.
Tarifs publicitaires relativement élevés
«Les annonceurs sont attirés par l’audience en termes de volume [Snapchat revendique 8 millions d’utilisateurs quotidiens en France], de typologie [un taux de couverture de 51,2% des 15-34 ans, selon Médiamétrie], mais aussi en raison de l’offre publicitaire innovante que représente la plateforme tant pour les formats que dans leur intégration», analyse Jean-Philippe Bertaux, de KR Media. Ajoutez à cela le fort niveau d’engagement de l’audience, avec une durée d’utilisation quotidienne de 25 à 30 minutes en moyenne, selon Snapchat, de quoi expliquer des tarifs publicitaires relativement élevés. Selon nos informations, ceux pratiqués au sein des éditions françaises de Discover s'élèveraient autour de 20 000 euros la journée en moyenne.
Quid de l’efficacité des campagnes? L’avenir le dira. D’ores et déjà, Snapchat fournit aux éditeurs et à leurs régies des données – confidentielles – sur le nombre de visites, le temps à interagir avec le contenu… «Sur Discover, nous sommes moins sur des indicateurs clés de performance que d’image et de préférence», insiste Jean-Philippe Bertaux. De quoi redonner à la publicité digitale une seconde jeunesse.