Médias
Valérie Patrin-Leclère, enseignante-chercheuse au Celsa, travaille depuis une dizaine d'années sur la «publicitarisation» des médias: ils se transforment, peu à peu, en des écrins publicitaires. Explications.

«Je travaille depuis une dizaine d’années sur le concept de “publicitarisation”: il s’agit de l'adaptation de la forme et des contenus des médias pour accueillir de la publicité. C’est une évidence, une sorte de loi qui régit la vie des entreprises de média: ce modèle économique est susceptible d’avoir des incidences sur le contenu éditorial, sur l’agencement des pages, le format du programme… Dans ces espaces, la production est aménagée pour réduire la rupture sémiotique entre contenu éditorial et contenu publicitaire. Cette logique relève d’une stratégie proprement médiatique des marques, qui consiste à “faire-média” au sens fort, c’est-à-dire à fabriquer ses propres médias (consumer magazines, web TV…) mais aussi à pénétrer dans les médias, à les façonner autant que possible.

Paradoxalement, moins il y  a de publicité, plus il y a de publicitarisation. Car chaque média a aujourd’hui d’autant plus besoin des ressources de chaque annonceur, ce qui réduit sa marge de manœuvre et tend la relation. À la télévision, cette publicitarisation croissante est corrélée à l’essor de la téléréalité. Dans le premier programme diffusé en France, Loft Story, on enfermait des jeunes gens que l’oisiveté et les règles du jeu amenaient à parler de leur corps, de son embellissement (produits de soin, vêtements), de nourriture...

Résultat, la coupure publicitaire était moins une “coupure” qu’une continuité: les marques de la beauté et de l’alimentaire étaient présentes en masse. Idem dans Koh-Lanta, quand les sportifs remportent une épreuve, ils ont droit à une brosse à dent, du dentifrice, du shampoing, un repas. Dans Masterchef ou Top Chef, on suit les participants en train de faire leurs courses dans des supermarchés. Même chose dans le “télé-coaching”: on décore des maisons, on relooke des femmes, on ré-enchante leur vie grâce à la consommation. Et pourtant, les producteurs de ces programmes n’ont pas nécessairement conscience que leur créativité est liée à l’intégration des attentes des directeurs marketing.

Si la presse quotidienne a développé des suppléments magazines, ce n’est pas tant pour fidéliser les lecteurs, que pour fabriquer un environnement séduisant pour les acheteurs d’espace publicitaire… Les sommaires sont prévisibles et donc communicables à l’avance, les thématiques sont globalement positives et reposent beaucoup sur la préconisation d’achats (loisirs, voyages, restaurants…). Le phénomène est à la fois massif et imperceptible. Evidemment, M le magazine est beau, mais c’est parce qu’il emprunte à l’esthétique des marques du luxe et s’inspire de la publicité.  

Derrière le concept de “publicitarisation”, il y a l’envie de réfléchir à ce que les marques font aux médias, à ce que les médias deviennent au contact des marques. Je ne propose pas une vision manichéenne (les vilains annonceurs autoritaires, les gentils médias soumis) qui ferait de la publicité l’ennemi à abattre, au contraire, la publicité conserve un rôle essentiel dans le financement des médias, rend possible la liberté, l’innovation.»  

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