La dernière sortie de Barack Obama ressemble à une consécration pour Benoît Sillard, PDG de CCM Benchmark et président de l'OIP, l'Open Internet Project, un lobby qui rassemble près d'un millier d'entreprises européennes du numérique. «Nous avons possédé l'internet, nos sociétés l'ont créé, agrandi, perfectionné de façon à ce que les concurrents ne puissent pas rivaliser. Et souvent, ce qui est présenté comme de nobles positions sur certaines questions est juste conçu pour défendre certains de leurs intérêts commerciaux», a déclaré le président américain le 16 février, sur le site Re-Code.
Ceux que visent le chef de la Maison-Blanche, ce sont les artisans de ce lobbying européen qui se sont regroupés sous la bannière de l'OIP: Axel Springer ou Burda d'un côté; Lagardère Active, Pages jaunes, le Geste (les éditeurs de contenus et services en ligne), les tours opérateurs, la Fédération française des télécoms de l'autre. Un «axe franco-allemand du numérique», comme dit Thierry Orsoni, secrétaire général de cette association créée le 12 mars 2014 et qui a déjà plusieurs victoires à son actif.
On peut d'ores et déjà lui imputer le retrait d'un accord a minima prévu par l'ex-commissaire à la concurrence Joaquin Almunia entre Google et Bruxelles, le vote d'une motion au Parlement européen demandant la scission du moteur de recherche ou encore la désactivation possible de la «search box», ce cartouche permettant de rechercher les pages à l'intérieur des sites sans passer par les moteurs internes. Parallèlement, une plainte a été jointe par l'OIP, le 15 mai 2014, à l'enquête antitrust de la Commission européenne contre Google pour un éventuel abus de position dominante.
«Cela a le mérite de la clarté, relève Benoît Sillard. Obama dit qu'il fera tout pour préserver la position des acteurs américains. C'est une expression claire d'un impérialisme numérique où nous ne sommes que des colonies en termes de rapport de force. Si on laisse faire, on constatera la faiblesse de l'Europe à défendre sa souveraineté.» Des propos qui font écho à ceux de Stéphane Richard, le PDG d'Orange, parlant le 17 février de «retour à un impérialisme et à un colonialisme en matière de numérique». Dans l'espoir de mieux résister à ce type d'attaques et d'améliorer ses relations sur le continent, Google va réorganiser sa structure en Europe. Selon le Financial Times, il s'apprête à unifier ses deux unités européennes et à confier la gestion du nouvel ensemble à Matt Brittin, vice-président pour le Royaume-Uni, actuellement en charge de l'Europe du nord et de l'ouest (Carlo d'Asaro Biondo, qui a la charge de l'Europe du Sud, dont la France, serait amené à s'occuper du développement commercial sur toute l'Europe).
Peurs et mobilisations
De son côté, histoire de continuer à interpeller politiques et entreprises de part et d'autres du Rhin, le président de l'OIP se prépare à mobiliser le Medef, les 9 et 10 avril, lors de la première université du numérique qu'il co-organise pour le compte de l'organisation patronale avec Hopscotch Global PR Group. Y sont attendus Manuel Valls, Sigmar Gabriel, le ministre de l'Economie allemand ou encore Mathias Dofpner, le président exécutif d'Axel Springer, qui a signé une lettre ouverte retentissante le 17 avril intitulée «Pourquoi nous avons peur de Google».
Le patron y mentionnait ses difficultés à résister au rouleau compresseur d'un acteur qui représente en Allemagne une part de marché de 91,2% dans la recherche en ligne et de 60% dans la publicité en ligne: «Lorsque Google modifie un algorithme, le trafic dans l'une de nos filiales s'effondre de 70% en quelques jours. Cela est un fait avéré, écrivait-il. Et cette filiale étant une concurrente de Google, il s'agit là certainement d'un hasard.»
Google a répondu par la nécessité de modifier une à deux fois par jour son algorithme pour rester à la pointe de l'innovation, ce qui dessert les entrepreneurs qui fondent leur modèle économique sur l'état de son moteur à un instant T. «Il y a des gens qui veulent que Google reste stable, qu'il ne bouge pas, mais c'est une obligation pour nous de bouger, a répondu Nick Leeder, directeur général de Google France dans Stratégies du 8 janvier dernier. Si l'on veut rester pertinent pour les utilisateurs, on a besoin d'innover.»
Mais Benoît Sillard n'en croit rien. Pour lui, il y a bien de la part de Google une volonté hégémonique d'écarter des acteurs nuémriques pour privilégier ses propres liens. On le constate dans le domaine du voyage en ligne où le référencement naturel ne représenterait plus que 15 à 20% des offres, contre 75% en 2008, comme en a témoigné Pascal Perri, économiste et auteur d'une étude sur la neutralité des moteurs de recherche exposée au cours d'une conférence organisée le 15 mai, à la Cité internationale, à Paris. Au lieu d'un classement fondé sur la pertinence, comme le croient les internautes, il estime que Google privilégie en haut voire sur la page entière ses propres services – You Tube, Google Maps… – ou des liens vendus aux enchères.
«Prenez la vidéo, illustre Benoît Sillard, c'est le player de You Tube qui s'ouvre avec les résultats d'une requête, les Spotify ou Dailymotion [Orange] n'arrivant qu'en page 2 ou 3, car Google a pris tout le trafic. C'est le même phénomène sur les restaurants, le cinéma, les artistes, le people, etc. Transposez cela au monde de la distribution physique, c'est comme si vous n'aviez que des produits Carrefour et qu'il faille descendre au sous-sol pour trouver des produits concurrents. L'Autorité de la concurrence ne le permettrait pas.»
Pour lui, Google capte donc la valeur ajoutée et il faut créer une autorité de régulation européenne du numérique, qui puisse intervenir avant les plaintes – celle déposée auprès de la Commission remonte à 2010 – et pendant les litiges. Comme dit Denis Olivennes, PDG de Lagardère Active et éditeur du Guide.com, tout acteur est à la merci d'«un geste ou d'un bruissement d'algorithme» de Google. «On demande que le marché soit déverrouillé et que l'on puisse avoir de l'innovation et de la concurrence», résume Benoît Sillard.
Le mobile et la data en ligne de mire
Google, même pas peur, façon Astérix contre César? En réalité, c'est tout le contraire. C'est bien parce que le géant fait peur qu'il voit se dresser devant lui cette coalition hétéroclite d'acteurs du numérique. Pour Benoît Sillard, tout a commencé à la fin 2013, lorsqu'il se trouve à Mountain View à l'invitation de Google. Le patron de CCM Benchmark (Le Journal du Net, L'Internaute, Comment ça marche, Journal des femmes) croit alors avoir un problème ponctuel de taux de régie à régler. Il se refuse comme d'autres à payer les 100 000 euros que lui demande Google pour ses cartes (Maps), jusque-là proposées gratuitement aux sites et aux applis (les sites de voyage et Pages jaunes ont connu la même mésaventure).
Mais il prend alors conscience d'un système qui vise à «donner l'information au monde», selon les mots d'Eric Schmidt, président de Google, de façon exclusive et en se débarrassant de ses rivaux. Après avoir refusé une offre de Google de 30 000 euros pour son site de restaurants leader sur L'Internaute, il découvre que le moteur oriente systématiquement vers son offre propre de restauration consécutive au rachat de Zagat. «Un produit sans antériorité arrive en premier alors que nous avons 60 000 restaurants en base et un demi-million de commentaires. C'est totalement déloyal», argue-t-il. Début 2014, il décide alors de monter un contre-pouvoir à Google qui se veut «proactif et non pas seulement réactif».
Et maintenant? Benoît Sillard rencontrera d'ici un mois la nouvelle commissaire à la concurrence, la danoise Margrethe Vestager, qui s'est donné jusqu'à fin mars pour se faire une idée en rencontrant les parties prenantes. «Bien sûr que nous rencontrerons éventuellement Google, mais j'ai pensé qu'il était plus prudent de rencontrer d'abord les plaignants», a-t-elle lâché. La nouvelle stratégie digitale de la Commission est attendue en mai.
«Le sujet se déplace sur le mobile et la maîtrise de la data, observe le président de l'OIP. Les GAFA [Google, Apple, Facebook, Amazon] se mettent en position stratégique pour la contrôler ou la revendre chère. Ils peuvent potentiellement tout bloquer.» Dans son combat, l'OIP ne rencontre pour l'heure qu'un faible soutien de la part du locataire de Bercy, Emmanuel Macron, tout occupé par sa loi. Le cabinet de la secrétaire d'Etat, Axelle Lemaire, qui prépare son texte sur le numérique, est en revanche parfaitement au fait des enjeux.
L'association ne peut pas compter sur un fort soutien des journaux généralistes de l'IPG (Association de la presse d'information politique et générale), qui ont préféré signer avec Google en février 2013 un partenariat à travers un fonds de soutien à l'innovation numérique doté de 60 millions d'euros. Une position, pour le coup, radicalement différente de l'Allemagne, où les éditeurs sont vent debout contre le moteur de recherche: ils ont même imposé une lex Google, l'été dernier, qui entendait obliger le moteur à passer à la caisse pour la reprise d'article dans Google News. Mais celui-ci s'est contenté de référencer à minima les contenus – uniquement les titres – et Axel Springer n'a pu que constater une perte de 40% de son trafic.
Si Google est le deuxième budget de lobbying aux États-Unis et a l'oreille de Barack Obama, l'OIP s'apparente à «David contre Goliath en termes de moyens», dixit Thierry Orsoni, son secrétaire général. Mais l'association commence à être prise très au sérieux outre-Atlantique, où nul n'a oublié la condamnation de Microsoft par Bruxelles à payer 500 millions d'euros en 2004. Quant à Benoît Sillard, il suit avec inquiétude la position d'Apple et l'intérêt de Google pour l'open data: «Les bases de données publiques étant à la disposition de tout le monde, si Google récupère l'info et la met sur son moteur, tous les autres acteurs qui l'utilisent seront sans valeur. On passera d'un monopole d'Etat à un monopole de fait.» Parole de libéral.