Un OSNI. Ou objet social non identifié. C’est ainsi que Frédéric Dabi, directeur général adjoint de l’Ifop, qualifie la mobilisation des gilets jaunes, initiée le 17 novembre. Si le mouvement désarçonne, c’est déjà par sa durée. «Les manifestations contre la loi Devaquet, en 1986, les grèves de 1995 contre les réformes d’Alain Juppé, ou même à Mai 1968, cela durait 3 à 4 semaines», constate Bernard Sananès, président d Elabe. Remarquable, le mouvement l’est aussi par un soutien permanent de l’opinion. «Au départ, il y a cette idée de génie, qui est celle du gilet jaune, rappelle Robert Zarader, président d’Equancy & Co. Ensuite, il y a cette topologie singulière. Les lieux choisis, des ronds-points ou des péages, sont par définition des non-lieux, par opposition aux lieux de réunion traditionnels que sont les cafés ou les places du village. La seule identité de ces lieux, c’est la présence des Gilets jaunes.» Le temps, lui, s’égrène en actes, chaque samedi, comme dans une tragédie…
Le mouvement fait ainsi voler en éclats les règles d’airain de la communication politique. Il oblige aussi les médias, violemment contestés, à se réinventer, alors que les Gilets jaunes créent leurs propres médias, plébiscitent le «live»… Enfin, il impacte l’économie, à un moment où les consommateurs eux-mêmes sont en pleine métamorphose. Une pièce en quatre actes.
Acte 1 : le tempo discordant de l’Élysée
Retard à l’allumage, déficit de réactivité… C’est le premier constat des experts sur la communication de l’exécutif à ses débuts. «Le problème de départ, c’est le diagnostic, lâche Robert Zarader (Equancy & Co). Est-ce que le moment est aspirationnel, est-ce qu’il va durer, pas durer? Ce moment d’ajustement a été trop long». Frédéric Dabi (Ifop) ne dit pas autre chose. «Au départ, le gouvernement n’a pas géré, se contentant de laisser venir. À sa décharge, ce qui a été compliqué pour l’exécutif, c’est que Les Gilets jaunes n’ont cessé de couper les têtes, en délégitimant systématiquement ceux qui voulaient parler en son nom.»
La colère grandissante, elle, était pourtant identifiable. «L’on voyait depuis des mois que la forêt était très sèche, et qu’il ne manquait qu’une étincelle pour provoquer l’incendie.» illustre Gaël Sliman, président d'Odoxa. Inflammables, les inquiétudes sur le pouvoir d’achat, la hantise du déclassement, et, en point d’orgue, l’essence. Pour Frédéric Dabi, «la rupture de com arrive lorsque le “parler vrai” du président à ses débuts s’est transformé en un cocktail d’arrogance, de déconnection et de mépris. Les Français ont eu le sentiment que le président laissait pourrir le conflit».
On assiste alors, selon Gaël Sliman, «à une séquence assez complète de fautes de com’». «S’il avait fait son mea culpa dans les huit jours, le mouvement se serait immédiatement arrêté», affirme-t-il. Bravade politique, pêché d’orgueil? «Non, méconnaissance de l’opinion. La leçon, c’est comme au poker: il faut choisir les moments où l’on se couche et les moments où l’on joue.»
Il faudra attendre le 10 décembre pour que débute la deuxième phase, avec le discours de Macron, qui annonce une série de mesures (hausse de 100 euros pour le smic, prime de fin d’année… etc.) d’un coût de 10 milliards d’euros. Ces concessions tardives (tout comme la mise en place de la fameuse Lettre aux Français, qui s'est fait attendre) enclenchent un nouvel acte de communication, aboutissant au lancement du Grand débat national. Mi-janvier, Emmanuel Macron va alors, en bras de chemises, à la rencontre des maires dans des débats marathons. «On revient dans la surincarnation du président, avec une com’ individuelle réussie», note Robert Zarader, qui remarque néanmoins que celui-ci «reprend à son compte des éléments de langages des Gilets jaunes, en évoquant l’ “Acte II” de son mandat».
Pour autant, le grand débat amorce une reprise en main par l’exécutif. «C’est un réel bol d’air pour le gouvernement», estime Frédéric Dabi. Dans Les secrets d’un hold-up, Médiapart dénonce un habillage qui ne tient pas compte de l’avis de la Commission nationale du débat public. «Le juge de paix sera le résultat final du grand débat, nuance Bernard Sananès (Elabe). Ce débat, inédit dans la Ve République, a réussi une chose: on n’est plus dans “Macron face aux Gilets Jaunes”, mais dans “Macron face aux Français”». Reste que le débat ne doit pas tourner à la «mascarade», pour reprendre un mot de Jean-Luc Mélenchon cité à l’envi. «Attention au risque de l’ “enfumage”», prévient Frédéric Dabi. D’autant que tous les sondeurs pointent l’impopularité, toujours réelle, du président. Pour l’heure, en tout cas, l’Elysée, recherche toujours, après le départ de Sylvain Fort le 25 janvier, son directeur de la communication…
Acte 2 : des médias bousculés par l’opinion
Les Français ont tranché. Dans le baromètre La Croix Kantar, réalisé début janvier : 51% estiment que les médias ont mal traité du phénomène des Gilets jaunes. La télé, notamment, perd 10 points de confiance, pour aboutir à 38%. Trop de dramatisation de l’événement, trop de micros tendus à des points de vue extrêmes…. «Si BFMTV a été autant attaquée, c’est car c’est un des derniers lieux du collectif, explique Céline Pigalle, directrice de la rédaction de la chaîne qui a vu son audience exploser. Elle suscite une attente à laquelle on ne peut pas tout à fait répondre, on n’est ni l’école ni la mairie…». Il est vrai que «audience et confiance ne sont pas corrélées», comme le rappelle Jérôme Bouvier, président de l’association Journalisme et citoyenneté. Arnaud Mercier, professeur à l’Institut français de presse, constate que «le phénomène a été surmédiatisé si on le compare à d’autres mobilisations sociales». Pour une fois, en raison du soutien massif des Français, la parole est donnée à des gens ordinaires. L’audience suit et cela contribue, selon lui, à compenser la sous-représentation des CSP- à la télévision: «Mon hypothèse est qu’il y a une forme de mauvaise conscience des rédactions par rapport au procès fait en invisibilisation d’une partie de la société dont les politiques ne s’occupent pas parce que les médias ne s’en soucient pas», note-t-il.
Les médias parlent alors abondamment des Gilets jaunes. «Après la sidération et l’incompréhension liée au fait que nous ne l’avons pas vu venir en raison d’une déconnection par rapport à la réalité du terrain, le mouvement a suscité une démesure dans le traitement, ajoute Jérôme Bouvier, également président des Assises du journalisme. Les chaînes d’infos et les réseaux sociaux ont imprimé leur tempo et tout le monde a suivi. La capacité à mettre en perspective, à hiérarchiser, à donner à comprendre a disparu.»
Le traitement de la violence est alors un bon révélateur. Centrés sur les actes commis à l’encontre des journalistes, les médias passent d’abord sous silence les blessures subies par les Gilets jaunes. Comme si les violences et dégradations perpétrées lors des manifestations rendaient impossibles toute mise en cause du maintien de l’ordre. Il faut toute l’opiniâtreté d’un journaliste indépendant, David Dufresnes, pour que soit recensées les exactions policières et que la couverture médiatique embraye.
Jérôme Bouvier, qui prévoit de lancer une série de rencontres à partir de mars entre professionnels et citoyens, note aussi que l’investigation sur les groupes politiques à la manœuvre chez les Gilets jaunes reste à faire. En attendant, Jean-Marie Charon, sociologue des médias, relève que c’est le rôle même du journaliste qui est contesté par le mouvement: «Il y a de plus en plus un rejet du médiateur, de celui qui proposerait une version de l’événement qui ne serait pas l’expression brute de ce qui se passe sur le terrain.» Pour lui, les remèdes passent par l’écoute, la contre-enquête et le making-of. BFMTV va justement créer un espace pour expliquer son travail et Radio France part à la rencontre de ses publics dans ses locales.
Le 25 janvier, C8 a confié à Hanouna le soin de recueillir les avis des Français en direct dans le cadre du grand débat.
Acte 3 : des Gilets jaunes en version live
Face à cette attente pour une information désintermédiée, un format s’est imposé dans la couverture Gilets jaunes, le Facebook live. Contrairement aux sujets diffusés en TV, l’information est ici filmée et diffusée en direct sur les réseaux sociaux, parfois pendant plusieurs heures, sans montage. «Rémy Buisine a popularisé ce type de direct lors du mouvement Nuit debout en 2016», rappelle Monique Dagnaud, sociologue au CNRS . Depuis, le journaliste a intégré la rédaction du média social Brut et multiplie les Facebook lives sur les Gilets jaunes, certains atteignant près de 10 millions de vues en direct. « Brut n’est pas dans une forme d’opposition aux autres médias, nous sommes complémentaires, avec un format en immersion dans l’événement, qui donne la parole sur le temps long, ce qui est plus compliqué à faire en télévision », résume Laurent Lucas, son directeur éditorial.
Même mode de traitement pour RT France, la branche francophone de la chaîne russe Russia Today, devenue l’un des médias préférés des Gilets jaunes, avec Brut et Le Média. «Beaucoup se disent qu’un live sans coupure montre mieux la vérité», estime Vincent Glad, journaliste indépendant et fin observateur du traitement médiatique du mouvement. «RT France tire parti de cette nouvelle façon de montrer la réalité, en direct, sans profondeur», ajoute Monique Dagnaud. Les chiffres le confirment: depuis la mi-novembre, l’audience du site de RT France a bondi de 78%, selon la présidente de la chaîne, Xenia Fedorova, citée par Le Figaro, pour un nombre de fans sur Facebook en hausse 100000, à plus d’un million. Sur la seule journée du 26 janvier, à l’Acte 11, pas moins de 75 vidéos ont été publiées par RT France sur Facebook, dont trois de plus de 4 heures, pour un total de 1,7 million de vues.
Pour Vincent Glad, il y a un «réservoir d’audience sur Facebook» dont les médias traditionnels ont tort de ne pas profiter. «Il y a un gouffre entre les usages et la pratique des médias, qui font encore des lives écrits quand les gens sont prêts à rester 2 heures sur un live sur Facebook ou YouTube avec une image d’assez mauvaise qualité. C’est un show qui envoûte les gens», insiste-il.
Pour autant, des deux côtés, les lignes commencent à bouger. Le 15 janvier, le premier volet du grand débat national avec Emmanuel Macron face aux maires de Normandie, diffusé brut sur toutes les chaînes d’information durant plus de six heures, a hypnotisé plus d’un million de Français. De leur côté, face à la prolifération des fake news, les Gilets jaunes eux-mêmes n’hésitent pas à jouer le rôle de vérificateur de l’information, comme cela s’est produit début janvier lorsque la rumeur de la pseudo-mort d’une Gilet jaune belge a fait le tour du web. «Les Gilets jaunes ont compris que les fake news discréditaient le mouvement, d’où une modération qui se fait en interne», observe Vincent Glad.
Acte 4 : un impact économique lourd
Les conséquences néfastes sur le chiffre d’affaires des commerçants ont vite été un argument pour le gouvernement. Les manifestations et leurs lots de violence ont fait le bonheur des vitriers, mais pas des compagnies d’assurances et des magasins... Du côté de chez JCDecaux, le bilan est lourd : 817 mobiliers ont été touchés depuis le 24 novembre, dont 348 en île de France. Au total, la facture frise le million d’euros de dégâts, sans compter un kiosque et deux mobiliers incendiés.
Les manifestations auront aussi dissuadé les annonceurs Marianne Siproudhis, directrice générale de FranceTV Publicité, concède que les Gilets Jaunes «ont eu un impact certain en décembre, mais pas sur janvier», notamment du fait de campagnes décalées ou réduites, et de spots déprogammés avant les JT. De son côté, Hervé Béroud, directeur général de BFMTV, affirme que les jours de manifestations, «il n’y a eu aucun écran publicitaire». Si l’audience de la chaîne a fortement crû pendant les événements, cela n’a pas d’impact immédiat sur les affaires. «Le marché arrive plusieurs mois plus tard car il observe la progression de la chaîne sur la durée. A court terme, c’est une perte de chiffre d’affaires.»
Les magasins, eux, subissent de plein fouet les blocages de ronds-points. De novembre, à fin décembre, le Conseil National des Centres Commerciaux (CNCC) s’alarmait toutes les semaines, de voir la fréquentation fondre en pleine période de Noël. Il a mesuré jusqu’à -10% de trafic dans les allées.
Le dernier week end de décembre a vu un petit plus de 6% versus 2017, mais «ce rattrapage tardif ne permet pas de récupérer le chiffre d’affaires qui aurait dû être réalisé sans la crise des Gilets jaunes», indique Gontran Thüring, délégué général du CNCC . La grande distribution aussi, a pâti de la crise. En novembre, les dépenses sur la grande consommation a basculé dans le rouge : -0,4% tous circuits confondus, selon Kantar Worldpanel. Et ce que le magasin perd… le digital le récupère ! Internet (le drive notamment) a pris +0,4 pt de parts de marché. «Les difficultés d’accès aux magasins physiques ont détourné les shoppers vers le e-commerce, affirme l’organisme. Et la cristallisation sur le pouvoir d’achat a sans doute rendu plus attractifs les magasins perçus moins chers». Car Bruno Le Maire l’indiquait début décembre: «Il ne faut pas sous-estimer l’impact psychologique». Les Français ont le moral dans les bas de laine. Et si les soldes étaient censés rattraper le retard de consommation, les résultats sont dans le rouge. Dans certaines villes, affectées dans leurs centres urbains, les premiers dépôts de bilan ont eu lieu. Le 29 janvier, Éric Mertz, le président de la Fédération nationale de l'habillement dresse un bilan alarmiste: «On est sur une baisse de fréquentation de 10% par rapport à l'année dernière et entre 7 et 10% de baisse d'activité. C'est un vrai décrochage» constate-t-il. Qui risque de durer.