Enquête
Entre fabrication, consommation d'énergie et métaux rares, le monde de la tech n'a rien de la dématérialisation qu'elle promet. Certains questionnent sa viabilité à long terme et prônent une « sobriété » numérique. Le catastrophisme a-t-il vraiment raison d'être ?

[Cet article est issu du n°1951 de Stratégies, daté du 24 mai 2018]

 

Jusqu'ici, tout va bien... en apparence ! La transition numérique bat son plein. On revoit les organisations, on change les modes de travail, de pensée, et l'on met tout en œuvre pour s’adapter le plus rapidement possible à la révolution technologique en cours. Mais derrière ce tableau idyllique, des scientifiques s’inquiètent : le monde du tout-connecté, avec des robots dans tous les coins est-il si réaliste ? 

Le 29 mars dernier, le think tank « The Shift Project », qui réfléchit au changement climatique, a publié la première mouture d’un rapport sur l’impact environnemental du numérique. Intitulé « Lean ICT, pour une sobriété numérique », soutenu par l’Agence française de développement et la Caisse des dépôts, le rapport pose clairement la question de sa viabilité à long terme, dans sa forme actuelle. Le premier souci vient de la consommation énergétique du numérique (voir entretien).

Le groupe de réflexion a analysé le bilan carbone des smartphones, data centers etc., en excluant les systèmes « embarqués » (voitures connectées) et industriels. Ce qui n’empêche pas les chiffres d’être astronomiques ! Résultat : la consommation énergétique du numérique dans le monde augmente d’environ 8,5 % par an. Et sa part dans la consommation finale d’énergie mondiale – en augmentation de 1,5 % par an – augmentera de 50 % entre 2013 et 2020. Ainsi, la part d’émission de gaz à effet de serre due au numérique passerait de 2 % en 2013 à 3 % en 2020. « Soit plus que celle émise par les avions ou les bateaux », précise Jean-Marc Jancovici, président du conseil d’administration du Think Tank, et cofondateur du cabinet de conseil Carbone 4. Vert, le numérique ? Les vidéos de chats ne font pas que réchauffer les cœurs, elles œuvrent en grande partie au réchauffement de la planète.

Une fabrication énergivore

L’origine de cette pollution ? La fabrication des appareils high-tech, d'abord. « Pour un smartphone, 90% de la consommation énergétique totale se fait avant l’achat », précise Jean-Marc Jancovici. Pour les télévisions connectées, elle est de 60 %, et de plus de 80 % pour un ordinateur portable. « À titre de comparaison, rapporté à la masse, produire un gramme de smartphone demande 70 fois plus d’énergie que produire un gramme de voiture à essence » indique le rapport. Ainsi, espérer de la technologie qu’elle réduise notre consommation d’énergie est une douce illusion. « Les gains que vous faites en utilisant les technologies numériques resteront toujours à la marge, argue Jean-Marc Jancovici. Lorsque l’on regarde les deux dernières décennies, le numérique n’a en rien réduit la consommation énergétique ». D’autant plus à cause des « effets rebonds », sortes de dommages collatéraux. Par exemple, si une voiture consomme moins, on s’autorise à faire plus de kilomètres. Idem, nos batteries plus performantes ne permettent pas de moins recharger nos téléphones, mais d’avoir de meilleurs appareils photos ou davantage d’applications ouvertes, ce qui annule l’effet de départ. Et cette dépense énergétique n’est pas près de s’arrêter. Selon Gartner, du fait de l’IoT, le nombre d’interfaces numériques augmentera de 55 % entre 2017 et 2020, pour passer de 8,4 milliards à 20 milliards.

Les usages aussi sont de plus en plus gourmands. Avec le big data, les volumes de données stockées dans le cloud progressent de 40 % par an. Quant au « trafic » de donnés sur les réseaux télécoms, il devrait doubler d’ici 2021 selon Cisco, à plus de 250 exabits par mois, notamment du fait… des vidéos en ligne. Matériel électronique, kilomètres de câbles, les besoins vont exploser… et avec eux, l’énergie nécessaire pour leur fabrication. Il pourrait même y avoir un problème de taille : en 2020, les 67 zettaoctets (soit 67 000 milliards de gigaoctets) de volume de données stockées dans les data centers seraient 35 fois plus importants que la capacité prévue !

Épuisement des stocks

Autre sujet qui inquiète les chercheurs : les matières premières. Le numérique, loin d’être dématérialisé, nécessite bon nombre de métaux, dont les réserves ne sont pas illimitées. Aujourd’hui, ils sont de plus en plus difficiles d’accès et nécessitent toujours plus d’énergie pour les extraire. Hormis le fer et l’aluminium que l’on trouve en abondance, beaucoup de métaux disparaîtront (Indium, Gallium, Germanium…). « Cette situation fragilisera le développement des usages numériques, mais pourrait porter atteinte à la résilience de nos sociétés numériques », estime le rapport du Shift Project. Et la solution du recyclage ? « Très compliquée, car pour l’essentiel ce sont des mélanges de plein de petits métaux. Les séparer demande beaucoup d’énergie pour récupérer de très petites quantités », explique Jean-Marc Jancovici.

Ce problème questionnerait même les énergies renouvelables. Le photovoltaïque ou l’éolien « sans remettre en cause nos exigences en termes de continuité de services, demandera de relier des milliers d’éoliennes, de construire des smart grids [réseaux électriques intelligents] […], un tel système serait basé sur de nombreux équipements high tech bourrés d’électronique et de métaux rares », selon Philippe Bihouix, cité dans le livre Extractivisme d’Anna Bednik. L’avenir tout en tech est dans une impasse selon lui. Sans parler des conséquences géopolitiques inquiétantes quand on sait que certains pays, comme la Chine, détiennent 90 % des ressources de certains matériaux. 

« La prise de conscience globale des acteurs de la tech se situe dans la moyenne de la population, estime Vincent Maillard, ancien d’EDF et fondateur de la start-up Plüm Energie. Donc on sait qu’on va dans le mur si l'on ne fait rien, mais c’est tout ». S'il ne croit pas à un futur tout en tech, il ne croit pas non plus à l'inverse, c'est-à-dire un effondrement technologique. Mais il est convaincu qu’un changement de paradigme est nécessaire : « On va devoir passer d’un monde où la production s’adaptait à la consommation, à un monde où ce sera à la consommation de s’adapter à la production. De cet argument à la « sobriété » numérique, il n’y a qu’un pas. Le secteur se réveillerait-il ? Le 19 juin, commencera la première International Cleantech Week, à Annecy. Un salon spécialisé dans les énergies vertes, organisé par l’association 5ème Elément. On y retrouve certaines jeunes pousses qui ont conscience du problème. Plastic Odyssey, par exemple, cherche à recycler le plastique pour en faire du carburant, directement sur des bateaux, pour les faire avancer. Au digital, Simon Bernard, cofondateur de Plastic Odyssey, préfère la low tech. « Nous n’avons utilisé des outils numériques que pour le développement » précise-t-il. À bord du bateau : aucun système digital. « Ces questionnements commencent à poindre dans la nouvelle génération », estime Nathalie Vincent, présidente de 5ème Element.

 

« Phagocytés par la gauche »

Pour autant, tout le monde n’est pas convaincu de ces points de vues alarmistes. Selon Laurent Alexandre, le spécialiste français de l’intelligence artificielle et auteur de La guerre des intelligences, best-seller influent dans le monde de la tech, tout cela n’est qu’une surdose de négativisme et un problème de méthode. « Dans ces raisonnements, on ne procède que par itération, en continuant les courbes de consommation. Mais on ne prend pas en compte le fait que les technologies créent des ruptures », avance-t-il. En libéraliste assumé, il évacue les raisonnements scientifiques en estimant que « le marché trouvera les réponses nécessaires à tout ces problèmes. Nous sommes dans une phase où l'on a besoin de multiplier les canaux numériques, pour nourrir et faire apprendre les intelligences artificielles. Mais ce n’est qu’une phase. Les intelligences nous permettront ensuite de travailler à ces questions. » Les matières premières ? « Nous irons dans l’espace en chercher », avance-t-il. Et il n’hésite pas à tacler la communauté scientifique « phagocytée par la gauche et l’extrême gauche, partisans de la décroissance » Et s’il s’inquiète, c’est surtout du fait que ces questionnements poussent à l’immobilisme « et aggravent notre dépendance numérique à l’égard des États-Unis et de la Chine. » Et à ce jour, c’est plus cette idéologie qui l’emporte : faire le « pari » de la technologie, en attendant la « rupture » qui règlera tous les problèmes.

À l'inverse les partisans de la sobriété numérique, veulent prévenir du risque que la rupture ne soit climatique et subie, si rien n’est fait. Entre ces deux courants, une seule chose est certaine : les courbes ne pourront pas continuer ainsi. Mais tout va bien, pour le moment…

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