C'est la plus grosse introduction en Bourse dans l'histoire du New York Stock Exchange (NYSE), et elle est chinoise. Le groupe Alibaba est entré en Bourse sous le nom de «Baba» et a vendu plus de 25 milliards de dollars de titres. Baba comme peut l'être la communauté des analystes financiers. Pour elle, la valorisation de ce groupe d'e-commerce pourrait rapidement dépasser les 200 milliards de dollars, soit plus qu'Amazon, autant que Facebook et deux fois moins que Google.
Fondé dans le salon d'un ex-professeur d'anglais, Jack Ma, en 1999, Alibaba était à ses origines une place de marché consacrée aux entreprises chinoises qui souhaitaient présenter leurs produits aux acheteurs étrangers. La société est rapidement devenue le premier groupe de commerce électronique chinois. Son site Tmall remporte à lui seul près de 40% de part du marché de l'e-commerce B to C en Chine (2,2% pour Amazon). Et si l'e-commerce représente encore 84% de son chiffre d'affaires, la société s'est très vite diversifiée, à l'image des fameux GAFA (Google, Apple, Facebook ou Amazon).
Des géants en pleine diversification
Alibaba possède son propre système de paiement, Alipay, son organisme de crédit pour aider les TPE à vendre leurs produits sur Taobao et Tmall, E-credit Line, son application de mapping Auto Navi, son groupe de télévision et de production, China Vision Media Group, ou encore 20% de Sina Weibo, l'équivalent de Twitter en Chine, qui compte 157 millions d'utilisateurs actifs par mois. Il vient également de signer avec le fabricant de smartphones Huawei une solution de paiement à empreinte digitale. Alibaba a ainsi engrangé près de 6,5 milliards de dollars de chiffre d'affaires pour l'exercice 2013-2014 et continue de s'étendre, il a entre autres acquis en avril dernier 16% de la plate-forme de vidéos chinoise Youku Tudou, équivalent local de You Tube, pour 1,2 milliard de dollars. En tout, le groupe a fait trente investissements, de plusieurs dizaines de millions de dollars chacun, depuis le début de l'année.
L'autre géant du web chinois s'appelle Tencent, coté à la Bourse de Hongkong et valorisé 154 milliards de dollars. Son credo, au départ, ce sont les jeux, qui pèsent encore 78% de son chiffre d'affaires. Mais elle s'est aussi diversifiée dans la micro-monétisation, liée aux «social games», les réseaux sociaux avec QQ et Wechat (438 millions d'utilisateurs), ou les moteurs de recherche, avec Sogou. Tencent aussi possède son application de mapping, Navinfo, et son système de paiement, Paipai.com.
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Plus petit, Baidu, dont la valorisation au Nasdaq new-yorkais atteint tout de même 77 milliards de dollars, soit 10 milliards de plus qu'Ebay, occupe sa place dans le paysage internet chinois. Sa force, c'est son moteur de recherche: 81% des recherches locales passent par Baidu, plutôt arrangeant avec les exigences de censure du gouvernement chinois. Il a investi dans le rachat d'un important portail vidéo, Iqiyi, ainsi que dans une application de mapping, Baidu Map. Plus récemment, Baidu a débuté la production d'objets connectés, ainsi des… baguettes – utiles pour répérer d'éventuels aliments avariés – ou des lunettes concurrentes des Google Glass, les Baidu Eyes. Pour contrer Alibaba, Tencent et Baidu se sont alliés en juillet avec le groupe chinois Wanda, spécialisé dans l'hôtellerie et l'industrie culturelle, pour former un joint-venture: une plateforme d'e-commerce d'une valeur de 815 millions de dollars.
Le marché local donne une taille mondiale
Nouveaux, ces géants du web? Ils se sont en fait créés en même temps que les GAFA américains. Ils sont longtemps restés cantonnés au marché chinois. «Pour une entreprise chinoise, être leader sur le marché domestique donne tout de suite une taille mondiale. Et elles savent recruter les talents: les entreprises chinoises de hautes technologies sont préférées par les jeunes talents aux multinationales comme IBM et Microsoft», souligne François Candelon, directeur associé du Boston Consulting Group à Shanghai.
Les réseaux sociaux chinois bénéficient en plus d'un accès quasi-exclusif aux 618 millions d'internautes chinois, puisque Facebook, You Tube et Twitter y sont interdits, jugés «nocifs pour les intérêts de la Chine». Les Chinois eux-mêmes favorisent leurs groupes locaux. Ainsi, quand Ebay a tenté une entrée sur le marché chinois en 2003, Taobao, créé par Alibaba pour le contrer, lui a vite volé la vedette en réduisant à peau de chagrin les 80% de part de marché qu'Ebay s'était taillé en un an.
«Les consommateurs chinois souhaitent pouvoir acheter leur produit en un seul clic et le recevoir chez eux quelques heures plus tard», explique Renaud Edouard-Baraud, CEO de L'Atelier Asie de BNP Paribas. La Chine est aussi un fabuleux laboratoire pour le mobile. Près de 500 millions de Chinois possèdent un smartphone et s'en servent autant pour échanger sur les réseaux que pour acheter: quelque 40% des revenus de l'internet mobile en Chine proviennent du m-commerce, selon I-Research. Alibaba et Tencent ont donc fait du mobile leur ligne directrice en acquérant de nombreuses applications, du mapping à l'évaluation de restaurants en passant par les petites annonces
La force du marché chinois, c'est aussi l'engouement pour les réseaux sociaux et leur fort pouvoir de recommandation commerciale. Le nombre d'envois de SMS a baissé de 20% depuis l'arrivée de l'application chinoise Wechat, il y a quatre ans. Leila Fawal, conseillère export d'Ubifrance en Chine, relève en outre que «80% des utilisateurs n'hésitent pas à “poster” sur les réseaux ce qu'ils ont acheté».
«La stratégie de ces géants chinois est d'acheter toute la chaîne, de la recommandation sur les réseaux aux services aux entreprises», analyse Renaud Edouard-Baraud. «Pour avoir une vraie visibilité en tant que commerçant en Chine, il faut être sur Taobao et Tmall, même si les coûts sont difficilement supportables», observe Leila Fawal. Alibaba demande une caution pour vendre sur sa plate-forme, remboursée ou non selon les performances de vente du commerçant, en plus d'un pourcentage sur les transactions. Or, les marques sont tellement nombreuses qu'il vaut mieux acheter de la visibilité et de la publicité, via l'ad-server Alimama.com, ainsi que sur les réseaux sociaux, par exemple sur Weibo, dont Alibaba détient 20%. Un emprunt est alors nécessaire, et là encore, il faut passer par Alibaba et son système de crédit. Le système est le même pour Baidu et le search.
Des freins pour ces déploiements
C'est avec tous ces atouts en poche que les géants chinois essaient désormais de s'exporter. Plusieurs sont déjà bien implantés en Asie du Sud-Est, principalement à Singapour, et dans les pays émergents. Baidu, après avoir débarqué au Japon, a pris pied cette année au Brésil avec Baidu Busca, tandis que Tencent a conquis le monde, et particulièrement l'Amérique du Sud, avec Wechat, dont un quart des utilisateurs, soit 100 millions, résident hors de Chine. «Ils savent parler aux consommateurs des pays en voie de développement», explique Renaud Edouard-Baraud. Pour autant, l'international ne représente que 7% du chiffre d'affaires de Tencent et 10% de celui d'Alibaba. Quant à Baidu, il réalise encore 99% de ses revenus en Chine.
Les marchés américains et européens sont dans leur ligne de mire. Coté au Nasdaq depuis 2005, Baidu crée cette année un laboratoire dans la Silicon Valley et a investi 10 millions de dollars dans l'application finlandaise de géolocalisation de smartphones Indooratlas. Alibaba a investi dans une application américaine de messagerie texte et vidéo pour 215 millions de dollars, Tango, et dans le luxe en créant 11 Main aux Etats-Unis, un site de vente en ligne haut-de-gamme. Tencent possède depuis 2011 Riot Games, société américaine éditrice du jeu League of Legends, et son appli Wechat poursuit son internationalisation.
Tous ces acteurs iront-ils jusqu'à faire de l'ombre aux GAFA en Europe et aux Etats-Unis? «A l'étranger, ils sont face à des entreprises bien installées, et n'ont pas forcément l'avantage concurrentiel qu'ils ont en Chine, tempère Leslie Griffe de Malval, analyste chez Fourpoints. Par exemple, si Xiaomi, surnommé l'“Apple chinois”, fait du buzz en Chine, la marque n'est pas du tout connue à l'étranger. Même s'il a débauché son vice-président, Hugo Barra, chez Google.»
Autre frein, la nécessité d'adapter leur marketing: «Il faut comprendre le consommateur des autres pays pour devenir une entreprise globale. Huawei reste par exemple une entreprise très chinoise dans sa culture», souligne François Candelon. La Chine pâtit aussi de sa réputation, notamment à cause de la contrefaçon, et des soupçons d'espionnage industriel. Enfin, les Etats pourraient à leur tour arguer de mesures protectionnistes pour empêcher les entreprises chinoises, proches du gouvernement, de venir concurrencer les acteurs déjà en place. Le constructeur Huawei s'est ainsi vu interdire l'accès aux marchés publics américain et australien, ces deux pays invoquant des risques de sécurité et de cyberespionnage. «Il y a toujours cette méfiance envers les constructeurs chinois: représentent-ils le gouvernement? Peut-on leur faire confiance pour leur confier nos datas?», interroge François Candelon.