Bulle ou pas bulle? Douze ans après l'explosion de la bulle Internet de l'an 2000, le secteur fait à nouveau tourner les têtes. Car il en brasse des milliards, entre les géants Facebook, Google et Microsoft, prêts à débourser des fortunes pour acquérir de jeunes pépites. Facebook, à la veille de son introduction au Nasdaq, n'a pas hésité à dépenser 1 milliard de dollars pour racheter Instagram.
Parallèlement, une poignée de start-up ont franchi le seuil symbolique du milliard de dollars de valorisation. Certes, on est encore loin d'Apple, dont la capitalisation avoisinerait les 1 000 milliards de dollars. Il n'en faut pas plus toutefois pour faire émerger le spectre d'une bulle «sociale» (cf. Stratégies n°1675 du 19 avril 2012) au sujet de ces start-up qui surfent sur les médias sociaux, le communautaire, la mise en relation entre internautes ou les applications mobiles.
Douze ans d'écart, mais quelques parallèles peuvent être réalisés. Effervescence entrepreneuriale dans la Silicon Valley (un peu en Europe); levées de fonds records qui s'enchaînent mois après mois, même en France (190 millions d'euros levés en mai); naissance de jeunes pousses aux noms étranges, accompagnées d'un certain tapage médiatique; entrepreneurs starisés (Mark Zuckerberg s'est déjà vu consacrer un biopic par Hollywood); réapparition de soirées de networking; débauchages à prix d'or...
L'introduction en Bourse chaotique de Facebook, malgré une valorisation démentielle à 104 milliards de dollars, serait-elle le signe avant-coureur de cette nouvelle bulle? Certains le croient, tel le journaliste spécialisé John Cassidy: «En achetant ses actions comme en achetant les actions des sociétés de la bulle Internet, les investisseurs parieront avant tout sur la base d'un espoir et d'un optimisme, plutôt que sur un business plan clairement établi et défini», écrivait-il sur son blog, lors de l'entrée au Nasdaq du réseau social.
Comme le souligne Stéphane Treppoz, patron de Sarenza, directeur général en 2000 du pionnier de l'Internet à bas prix AOL France, «la valorisation normale d'une entreprise est de 10 fois son résultat net, voire de 25 fois pour les cas les plus extrêmes. Il est exceptionnel qu'une entreprise soit valorisée plus de 2 à 5 fois son chiffre d'affaires. Facebook a été valorisé 25 fois son chiffre d'affaires, ce qui n'est pas vraiment réaliste. En même temps, pour Google aussi, l'introduction en Bourse en 2004 avait été chaotique.»
De larges audiences
Mais Facebook est loin d'être le Boo.com de 2012. Le célèbre réseau social est une société rentable, à forte audience: 900 millions d'utilisateurs qui génèrent en moyenne un revenu de 4,4 dollars chacun, soit 3,7 milliards de dollars en 2011. Des services payants s'y sont greffés, comme les jeux sociaux (Farmville, par exemple). «On parle de bulle lorsque les gens sont prêts à payer un montant indépendant de sa valeur intrinsèque et sur la certitude que le prix des actions va monter», souligne Pierre Kosciusko-Morizet, cofondateur en août 2000 du site de ventes en ligne Price Minister.
De fait, par rapport à 2000, l'audience est "la" différence. La première génération de start-up est née sur un marché inexistant: peu de foyers connectés à Internet (12% d'après l'Insee), équipés en bas débit et avec des habitudes d'achat en ligne encore réduites. Aujourd'hui, 64% des foyers sont connectés à Internet en haut débit (ADSL, fibre optique et bientôt 4G), accèdent à des contenus toujours plus riches (vidéos, télévision connectée, services via des applications mobiles). «Et ils sont habitués à acheter des biens et des services payants en ligne, du billet de train aux chaussures», poursuit Pierre Koscuisko-Morizet.
«Il y a une dizaine d'années, cette audience était à inventer, alors qu'aujourd'hui, nombre de modèles reposent sur leur capacité à la monétiser. Tout ce qui est "social" a permis de créer des audiences sans commune mesure avec ce qui existait à l'époque», poursuit Marc Simoncini, dont le site de rencontres en ligne Meetic, lancé voilà dix ans, reposait déjà sur la monétisation de son audience.
De fait, les vingt start-up répertoriées par le Wall Street Journalle 18 mai dernier pour avoir franchi le seuil du milliard de valorisation boursière - telles Zynga, Airbnb, Pinterest, Evernote, Instagram ou Twitter - ont souvent pour point commun leur large audience mais aussi des services mobiles (Square, Coupons.com) ou d'achats groupés (LivingSocial).
Une bulle surtout sociable
Autre différence notable, cette bulle version 2012 reste circonscrite à un écosystème de start-up dans l'univers «social» ou mobile lié à Internet, susceptibles d'être introduites en Bourse. «En 2000, dès qu'il y avait un .com, il y avait une inflation, dans tous les secteurs économiques. En 2012, cette effervescence porte sur les seuls sites sociaux», pointe Marc Simoncini. «On a peu de start-up qui entrent en Bourse, contrairement à 2000», ajoute Stéphane Treppoz.
Mais il est vrai, comme le note Pierre Koscuisko-Morizet, que «certaines start-up de la Silicon Valley peuvent encore lever des fonds sur une simple idée». «Ici, comme en France, il y a dix ans, il y avait beaucoup de business angels», souligne de son côté Alexandre Mars, PDG de Phonevalley (Publicis Groupe), qui était en 2000 à la tête du fonds de capital-risque Mars Capital. «Maintenant, aux Etats-Unis, il existe de nombreux fonds d'amorçage pour accompagner les start-up naissantes: Lerer Ventures, FirstMark Capital... Leur slogan est "Spray and pray" ("Saupoudre et prie"). En France, on en trouve une poignée, comme Kima Ventures ou Jaina Capital», poursuit-il.
Si bulle il y a, c'est, explique Leslie Griffe de Malval, analyste gérant au cabinet Fourpoints, que «les investisseurs ont peur en effet de louper le prochain Google, comme en 2004. Le marché achète le taux de croissance, la prochaine grosse histoire comme Google». «Mais l'introduction au Nasdaq de Facebook les a fait réfléchir», admet-elle. Et les médias adorent «ces belles histoires, lance Alexandre Mars. Contrairement à 2000, les internautes sont utilisateurs des services de ces start-up. Et de nouveau, des jeunes aspirent à créer leur boîte.»
Mais qui sont donc ces acheteurs au prix fort? Ils émanent souvent de grosses start-up qui veulent se constituer un écosystème. Tel le «métaréseau social» Facebook, qui a racheté plusieurs pépites pointues: Tagtile, Face.com et, bien sûr, Instagram. «Le mobile et la photo étaient les boulons qui leur manquaient pour faire une voiture», souligne Marc Simoncini. En 2011, l'ogre Google a, lui, racheté vingt-deux start-up. Prochaines cibles: les réseaux sociaux mobiles de partage de vidéos, avec les start-up Viddy et Social Cam en vedette.
Conséquence de cet engouement, rappelant la période 2000: les recrutements et débauchages à prix d'or par les concurrents. Derniers exemples en date, le numéro deux du service juridique de Google débauché par Pinterest, ou Criteo qui a recruté chez Yahoo et Google.
«Mais en 2000, tout était faussé, tous les gens valaient cher, rappelle Marc Simoncini. Aujourd'hui, ce sont les ingénieurs et développeurs qui peuvent prétendre à de très hauts salaires. Et la promesse de stock-options ne suffit plus à les faire rejoindre une start-up.» Désormais, les start-up paient cher des compétences pointues. «Avec le développement du big data, on a besoin de compétences pointues, que l'on ne trouve que dans la Silicon Valley», confirme Jean-Baptiste Rudelle, cofondateur de Criteo (lire son portrait).
Au final, selon les analyses de ceux qui ont vécu la première bulle, le contexte aujourd'hui est euphorique mais pas chaotique. Il faudra simplement ne pas oublier de tirer la sonnette d'alarme le jour où sera appliqué le même objectif de ratio de revenu par utilisateur à une obscure start-up comme à Facebook...