Les mutations numériques des économies et des usages suscitent une anxiété grandissante au sein des populations des pays développés: destruction massive et rapide d’emplois, approfondissement des fractures sociales et géographiques… L’angoisse du déclassement, qui se traduit notamment dans les urnes, contraste avec l’espoir d’inclusion économique que signifie le digital dans les pays du Sud.
Parce qu’il permet de pallier l’insuffisance ou l’absence d’infrastructures routières, bancaires ou hospitalières, le numérique offre aux pays émergents l’opportunité de s’affranchir des cycles de développement longs et coûteux en capitaux qui ont façonnés, au cours des siècles, nos économies matures. Il favorise le désenclavement de régions isolées sur le plan sanitaire, permet à des peuples d’agriculteurs et d’éleveurs de se sédentariser, aux jeunesses citadines comme aux femmes rurales connectées de se rêver un futur d’entrepreneur dans leur pays.
Un cercle vertueux grâce au mobile
C’est en Afrique subsaharienne que le digital, par l’explosion de la téléphonie mobile, a impulsé un mouvement de modernisation que rien ne semble devoir arrêter. «Le milliard de téléphones mobiles en circulation a été dépassé en décembre 2016, et le milliard de smartphones devrait être atteint à l’horizon 2021», prédit Bruno Mettling, directeur général adjoint du groupe Orange et PDG d’Orange Middle East & Africa. «L’inclusion financière à travers la démocratisation du paiement mobile constitue l'une des briques fondatrices de l’insertion économique des populations», ajoutent pour leur part Sarah Vignoles, directrice de projets, et Eric Roudil, directeur du développement et des opérations de l’ONG Positive Planet, fondée par Jacques Attali. L’accès aux services financiers permet non seulement aux populations vulnérables d’entrer dans les cycles de transactions sécurisées, mais il ouvre également la voie à la création d’applicatifs multiples en langues locales au service des agriculteurs (information météorologique, cours des matières premières, position des cheptels en regard de la quantité d’herbage…), de l’éducation (outils pédagogiques pour les enseignants et étudiants éloignés des centres universitaires) et de la santé (télésanté et diagnostics à distance).
Le Kenya a été précurseur en matière de mobile banking. Ainsi, un rapport de Deloitte de novembre 2015 vante aux autorités gabonaises l’exemplarité de la politique fiscale kenyane, qui a permis l’accélération des achats de smartphones tout en améliorant significativement les recettes fiscales pour l’Etat. C’est dans ce cercle vertueux qu’entrent de nombreux pays francophones, sous l’impulsion concertée des opérateurs téléphoniques, gouvernements, bailleurs de fonds internationaux et ONG.
Le Mali, vaste territoire de plus de 1,2 million de km² pour moins de 17 millions d’habitants, dont 65% de moins de 20 ans, a engagé en 2014 un plan de transformation numérique afin de développer l’emploi et désenclaver le pays. Le plan Mali Numérique 2020 est financé à hauteur de 150 millions d’euros par le Fonds d’accès universel, alimenté par les taxes prélevées sur l’usage mobile et les opérateurs. Selon Mahamadou Camara, ministre malien de l’Economie numérique entre 2014 et début 2015, «les projets numériques trouvent aisément des financements, à condition de ne pas être asphyxiés par les taxes des opérateurs. Les freins à la transformation proviennent d’un manque de vision de dirigeants politiques souvent âgés et de l’instabilité de nombreux gouvernements dans la région.» L’exemplarité du Rwanda, sorte de «start-up nation» de l’Afrique, et du Maroc, via son bras armé Maroc Telecom, devenu un acteur dans une dizaine de pays, surtout de l'Ouest africain, tient à la combinaison d’une stratégie claire de dirigeants visionnaires combinée à une stabilité politique.
Autonomie et pilotage d'activités
Les opérateurs, bailleurs et ONG sont devenus des partenaires de la transformation numérique de l’Afrique. Orange, fort de ses 120 millions de clients répartis dans dix-neuf pays du continent, réalise avec son offre Orange Money plus d’un milliard de transactions mensuelles. L’opérateur, dont le modèle économique repose sur l’utilisation du mobile, est aussi engagé dans la mise à disposition en zones rurales d’équipements électriques. Il installe des kits solaires pour quelques dizaines d’euros, que finance l’usage attendu des téléphones rechargés par cet équipement hyper-léger.
Au-delà de l'équipement, d'autres facteurs sont décisifs: la formation, l’éducation, l’accès aux financements de projets, le micro-crédit… Le programme de l’ONU Mobile Money for the Poor, auquel est associé l'ONG Positive Planet, accompagne les acteurs locaux par de l’assistance technique, des études et de la formation. Les femmes en milieu rural représentent une des priorités de ce programme. Par ailleurs, Positive Planet soutient aussi l'initiative de la Fondation Orange, autour des Maisons digitales en Côte d’Ivoire, pour aider les femmes à acquérir les fondamentaux de l’éducation financière et se former à la gestion d’activités génératrices de revenu dans le commerce et l’artisanat.
Le numérique offre une opportunité unique à l’Afrique de contenir l’émigration ainsi que l’exode rural par l’ancrage local de populations devenues autonomes dans le pilotage d’activités rémunératrices. Phénomène inimaginable il y a encore quelques années, la dynamique africaine constitue une source inépuisable d’inspiration pour les sociétés et les économies des pays… du Nord.
A propos de Thierry Jadot
Polyglotte maîtrisant l'anglais, le portugais et l'espagnol, Thierry Jadot, 53 ans, a fait ses premières armes chez Mondadori France avant de passer à la direction générale d'Europ Assistance. Son parcours dans l'univers du conseil médias commence au sein de Publicis Groupe, chez Starcom, où il est chargé des marchés émergents. Il rejoint Aegis Media en 2012, quelques mois avant l'acquisition du groupe britannique par le japonais Dentsu.