En imposant le paquet neutre aux industriels du tabac au 1er janvier 2017, le législateur français a supprimé le dernier territoire d'expression de la cigarette. C’est la dernière station avant le terminus, l’interdiction du produit. Les marques sont réduites à une simple référence dans une typographie impersonnelle, encadrée d’une mention sanitaire («Fumer tue»…) et orné d'une photo-choc illustrant les méfaits du tabac sur la santé. Même la couleur kaki (code Pantone 448 C) n’a pas été choisie au hasard: c’est la plus repoussante qu’aient identifiée un panel de 1 000 fumeurs sondés par GFK Bluemoon en Australie, premier pays à avoir adopté le paquet neutre, en 2012, dont la France s’est inspirée. Autre caractéristique: le paquet invite à arrêter de fumer en proposant de contacter Tabac info service.
Bref, ce produit est devenu l’archétype de l’anti-marketing. Le fruit de quarante années de lutte contre le tabagisme, qui a démarré en 1976 avec la loi Veil et la mention «abus dangereux» sur les paquets. En 1991, la loi Évin a banni toute forme de publicité directe ou indirecte, toute propagande et toute opération de parrainage ou de mécénat. Dans les bureaux de tabac, les fabricants pouvaient encore miser sur des affichettes et des goodies offerts, tels des briquets. Une technique, aussi, consistait à multiplier les variantes d’une marque pour gagner en visibilité dans le linéaire. Tout cela est fini. Voilà donc un secteur auquel on a «interdit de parler», commente Jean-Christophe Alquier, consultant en communication institutionnelle et de crise, PDG d'Alquier Communication et ex-conseiller pour Philip Morris International.
Le prix, premier vecteur de baisse
«C’est un produit dont on souhaite la disparition», dit ce dernier. Et pourtant, il s’est encore vendu 44,9 milliards de cigarettes en 2016 en France (–1,2% en un an). Sur le long terme, analyse Santé publique France, c’est surtout le prix qui a fait reculer la prévalence. Il se vendait deux fois plus de cigarettes en 2000, quand le paquet (3,20 euros en moyenne) était deux fois moins cher qu’aujourd’hui. La loi sur la publicité, elle, n’a pas évolué dans la période. En Australie, l’apparition du paquet neutre n’a pas provoqué de décrochage dans la consommation, d’après l'Institut australien de la santé. Et si les ventes baissent tendanciellement, ce serait plutôt en raison, là encore, du prix du paquet, à 20 euros en moyenne aujourd’hui, et qui devrait atteindre… 30 euros en 2020.
«Demandez-vous pourquoi les gens fument: ce n’est pas parce qu'ils ont trouvé le paquet joli. Les études comportementales indiquent que les gens fument pour des raisons sociales: le mimétisme vis-à-vis des parents, des amis et aussi parce que c’est un attribut de l’âge adulte, pour faire une pause… Toutes ces raisons n’ont rien à voir avec le paquet», défend Éric Sensi-Minautier, directeur juridique et des affaires publiques de British American Tobacco (BAT) en France. Côté anti, Karine Gallopel-Morvan, maître de conférences en marketing social à l'École des hautes études en santé publique (EHESP) et spécialiste du tabac, souligne que ce paquet n’a «jamais été présenté comme la panacée, mais il permet de dissuader les nouveaux fumeurs et évite la désinformation avec un marketing abusif surfant, par exemple, sur les codes du bio ou de la pureté». Une logique que l'on trouve également avec les cigarettes slim, ciblant plutôt un public féminin, ou les modèles noirs, voulant suggérer une certaine élégance.
Réduction de la visibilité
En se basant sur plus de soixante études menées sur le sujet depuis 1990 et publiées dans des revues, comme le British Medical Journal, l’universitaire résume que «sur des adolescents, le paquet neutre donne moins envie d’être acheté et de commencer à fumer qu’un paquet marketé». Parmi les résultats d’un sondage effectué en 2012 en Australie, on retrouve une moindre attractivité du paquet, une baisse de la qualité perçue du tabac et du plaisir ressenti à fumer et une hausse de 78% des appels vers la ligne d’aide à l’arrêt pendant et après la mise en place des paquets neutres. En bout de chaîne, on constate «une réduction de la visibilité des produits du tabac dans l’environnement, ce qui contribue à la dénormalisation du tabagisme. Etant donné la laideur de l’emballage, les fumeurs osent moins sortir leur paquet sur les tables des bars et des restaurants; et devant leur famille, leurs amis et leurs enfants.»
Au-delà de l’image du paquet, c’est l’image de soi qui est en jeu avec la cigarette, argue le sociologue Serge Karsenty, du laboratoire Droit et changement social au CNRS de Nantes. «Lorsqu’un individu cherche prioritairement à signifier son intégration au sein d’un groupe d’appartenance et que, parmi d’autres, le fait de fumer signe cette intégration, l’imitation d’autrui est un outil privilégié pour cet objectif. De nombreuses études qualitatives ont rapporté que l’initiation à la première cigarette autant que le tabagisme habituel dans le groupe juvénile correspondaient à cette fonction de signe intégrateur.» Et le chercheur de conclure qu’«à partir du moment où il s’est installé dans le comportement tabagique, un fumeur dispose d’outils cognitifs puissants d’auto-exonération à l’égard des facteurs de changement». En gros, s’il veut fumer, il fumera. L’effet pervers, prévient Jean-Christophe Alquier, est qu’avoir érigé le tabac en paria peut séduire des jeunes sensibles aux «charmes de l’interdit». Mais, au final, pour un fabricant, l’enjeu reste que le consommateur achète ses cigarettes plutôt que celles du concurrent.
Mince marge de manœuvre
Réduit au mutisme, l’industriel verrait bien le buraliste devenir son relais-conseil. «Supprimer la communication va peut-être amener les fumeurs à s’intéresser davantage au produit: à l'origine du tabac, aux différents terroirs, aux méthodes de fabrication…, comme dans le vin finalement», envisage même Éric Sensi-Minautier, de BAT. Un enthousiasme que tempère le président de la Confédération des buralistes, Pascal Montredon, représentant quelque 25 000 points de ventes. «Notre rôle est de répondre aux besoins de la clientèle qui, à 99%, est fidèle à une marque. La cigarette n’est pas tributaire des effets de mode. Donc, je me pose la question: en quoi pourrais-je conseiller un consommateur?» Engagés dans un vaste plan de modernisation, les buralistes pourraient même finir par cacher, par exemple dans un coffre, «le mur des horreurs» constitué des paquets aux photos gores… Une révolution qui changerait l’ADN du buraliste, dont le chiffre d’affaires moyen dépend, encore, de 50 à 70%, du tabac.
Quid, alors, des étuis pouvant masquer les paquets neutres? Côté industriel, la loi leur interdit d’en fabriquer. Pour le reste, tout est possible, à l’exception des références à la marque, y compris l’univers, comme l’Ouest américain pour Marlboro, le désert pour Camel ou le côté frenchy pour Gauloise. Du coup, les étuis n’aideraient toujours pas les fabricants à se démarquer. De toute façon, «ces références ont disparu du “top of mind” des nouvelles générations», estime Jean-Christophe Alquier. En 1984, Marlboro avait créé sa propre marque de vêtements, connue depuis 1987 sous le nom de Marlboro Classics. Le style? Du cuir, du jean, des chemises à carreaux… Une stratégie de diversification qui s’est heurtée, en France, à l’hostilité du Comité national contre le tabagisme (CNCT), qui a ferraillé en justice. En 2009, la marque fut condamnée et renommée en MCS. Le look cowboy sera abandonné pour des codes plus urbains. Le CNCT mènera des actions similaires contre d’autres marques, comme Raid Gauloises, Camel Boots ou Winston Spirit.
Georges Lewi, spécialiste des marques et professeur au Celsa, estime qu’il reste une petite marge de manœuvre. En s’appuyant sur l’exemple de l’alcool, dont la publicité est également encadrée et contrainte par la loi Évin, il explique que l’on peut tout à fait communiquer sur la culture de la Bourgogne ou du Rhône sans parler d’alcool. Sauf que les «terroirs» du tabac ne jouissent pas de la même popularité dans l’esprit du public. Dès lors, établir le même réflexe pavlovien ne s'annonce pas comme une mince affaire.
Point de rupture
Pour ne pas se faire totalement consumer par la législation, les industriels ont tenté un pas de côté en misant sur d’autres produits appartenant à deux familles: la cigarette électronique et le tabac chauffé (lire encadré). Censée être moins nocive, la première est tout aussi contrainte en matière de communication que la cigarette classique avant 2017, n’ayant donc que pour seul territoire d’expression de petites affichettes en point de vente. L'e-cigarette se démarque, en revanche, sur un point: les vendeurs en boutique spécialisée (dont 20% avaient fermé en 2015, après quatre années folles) sont formés au conseil. «Si vous recherchez un goût proche de Marlboro, ils vous proposeront un liquide qui s’appelle American Blend, et qui est en fait proposé par la marque», indique Jean-Christophe Alquier.
Aux yeux de BAT, «il est évident qu’il existe un après cigarette. Nous sommes à un point de rupture technologique. Pendant longtemps, l’industrie a essayé de trouver une solution tout en restant dans le tabac à combustion. Or ce qui pose problème pour la santé, c'est justement la combustion.» Mais si les industriels misent sur des produits sans tabac, mais avec nicotine, comme la cigarette électronique, ils ne pourront pas davantage s’exprimer. Ils changeront au moins d'image…
La clope est morte, vive la clope!
Fin 2016, André Calantzopoulos, PDG de Philip Morris (Marlboro), a fait une déclaration fracassante au micro de la BBC: il a annoncé «l’arrêt progressif de la cigarette», remplacée par des produits alternatifs. En l’occurrence, la marque a en tête le tabac chauffé (iQOS, pour «I quit ordinary smoking», soit «j’ai arrêté le tabagisme ordinaire»). Deux milliards de dollars ont été investis par le groupe dans cette cigarette électronique contenant, elle, du tabac, mais sans la combustion, réputée la plus nocive. Dans la même veine, British American Tobacco a dégainé son Glo, uniquement distribué au Japon pour l’instant. Au vu du sort réservé à la publicité pour la cigarette électronique, il n’est pas improbable que le législateur se montre tout aussi dur avec ce produit en France. Néanmoins, c’est un signal fort envoyé par l’industrie, qui met en avant la santé publique. Une approche qui tranche avec les pratiques d’influence encore récemment mises au jour par une enquête de l'émission TV Cash investigation en 2014, selon laquelle certains industriels vantaient aux États les économies sur les retraites générées par la… mort des fumeurs!
Dates clés
1976. Loi Veil (mention «abus dangereux» sur les paquets et interdiction de la publicité directe).
1991. Loi Évin (interdiction de toute publicité directe ou indirecte).
2007. Interdiction de fumer dans tout lieu public.
2010. Images dissuasives sur les paquets.
2017. Mise en place du paquet neutre.