En octobre dernier, Iconosquare, société d'analyse et de mesure consacrée à Instagram, rendait son verdict: neuf des dix marques françaises les plus populaires sont désormais issues du luxe. Chanel, en tête, n’a pas dû s’en étonner, son nombre de followers ayant bondi de six à quinze millions en moins d’un an. En 2011, les grandes maisons, à l’exception de Burberry, jugeaient les réseaux sociaux trop communs pour cultiver leur image. Cette bascule d’un marché tout entier, qui passe de l’abstention à la domination, interroge. «Quand une marque de luxe décide de faire quelque chose, elle le fait toujours mieux», s’enthousiasme Maxime Bicard, social media marketing manager de l’éditeur luxe et glamour Condé Nast France.
Nouveaux leviers d'influence
La clé se trouve évidemment dans la redéfinition du secteur. En quinze ans, de grandes maisons du luxe, au savoir-faire ancestral, se sont industrialisées, affirmant leur présence dans le monde entier. Ce faisant, elles ont dû partager leur imaginaire et leurs codes avec de nouveaux venus. Une génération de marques prestigieuses, comme Jimmy Choo et Stella Mac Cartney, directement concurrentes, mais aussi des marques du quotidien, comme Nespresso et L’Oréal, qui ont utilisé leur culture à l’envi jusqu’à l’infuser quotidiennement à tous les publics. Les nouveaux consommateurs expriment aussi de nouvelles attentes. Selon l’étude internationale «Ipsos World Luxury Tracking 2015», 78% d’entre eux considèrent que le luxe est aujourd’hui davantage une histoire d’expérience que de possession. Les réseaux sociaux deviennent alors des miroirs nécessaires à la valorisation de ces expériences. Beaucoup l’ont compris en 2013, d’autant que leur silence protectionniste relevait de l’utopie. «Ces marques se sont rendues compte qu’elles étaient sur ces réseaux malgré elles, portées librement par leurs fans», se souvient Cyril Attias, fondateur et président de l’Agence des médias sociaux.
Dans la nouvelle ère relationnelle qui se dessine alors, les marques de luxe ont rapidement intégré les nombreux atouts de ces canaux. Complémentaires aux médias traditionnels, ils savent développer les valeurs d’attachement en démultipliant les expositions dans une tonalité moins figée.
Mais, surtout, pour un secteur au chiffre d’affaires 2016 estimé à 253 milliards d’euros, selon Bain & Company, le potentiel en termes de création de trafic représente une aubaine non négligeable. L'étude internationale «Luxury Brands Online 2016», réalisée par l’agence anglo-saxonne PMX, estime que les réseaux sociaux comptent en moyenne pour 6% du trafic des quatre-vingts plus grandes marques du luxe.
Ces nouveaux langages permettent également aux marques iconiques d’éduquer leurs clients de demain, qu’il s’agisse des millennials ou de leurs petits frères de la génération Z. Jeunes, mobiles et hyperconnectés, leurs leviers d’influence sont différents: «Nous constatons une réelle érosion de l’impact des publicités traditionnelles TV et web depuis 2008 au profit des réseaux sociaux», confirme Françoise Hernaez-Fourrier, directrice du planning stratégique d’Ipsos Connect.
Les lignes bougent entre réseaux sociaux
Plus question, donc, de négliger cette manne d’image et de business. Et il faut le faire grâce à des stratégies toujours très qualitatives. Si les maisons entrent encore rarement dans le jeu conversationnel pour conserver leur statut, toutes, en revanche, manient aisément l’ensemble des formats disponibles: Carrousel Facebook, Instagram Stories, GIF animés, vidéos live, cinemagraph (photo animée par un mouvement répétitif)… «Les vidéos qui valorisent les savoir-faire fonctionnent toujours très bien. L’une des nôtres sur le site Vogue, qui montre la confection d’un sac Dior, a ainsi totalisé quelque 25 millions de vues», illustre Maxime Bicard.
Sur la question du choix des réseaux sociaux à privilégier, les choses évoluent. Les marques de luxe se partagent actuellement un gigantesque gâteau de 479 millions de followers, tous réseaux confondus. Selon l’étude 2016 de PMX Agency, Twitter, pourtant peu aimé pour son caractère conversationnel, engrange 17% de part globale de followers. You Tube, de son côté, fédère seulement 0,4% pour la deuxième année consécutive.
Les lignes bougent surtout entre Facebook et Instagram. Le premier détient encore 42% de la part globale des followers, mais accuse une baisse de 11 points en un an. Et c’est Instagram, sa filiale, qui double son score. En passant de 97 millions de likes à 194 millions pour le secteur du luxe, elle consacre sa prise de pouvoir. Une évidence pour des experts comme Cyril Marin Le Quellec, directeur général adjoint de Mazarine Digital, filiale de l'agence spécialisée dans le luxe: «L’Instagram d’une marque de luxe représente la carte d’identité, la synthèse, son ADN, perceptible instantanément.»
Mais cette suprématie semble déjà fragile, à observer l’onde de choc propagée par le réseau des contenus éphémères Snapchat, avec ses 150 millions d’utilisateurs actifs. De nombreuses marques de luxe y sont présentes depuis peu, mais avec intelligence, en travaillant le côté backstage et moments volés.
Maturité et singularité
La maturité du marché du luxe est donc exemplaire et les stratégies déployées de grande qualité. A court terme pourtant, de nouveaux enjeux se dessinent. D’abord, une nécessité probable de régulation. «Des maisons se sont surexposées et devront recréer le phénomène de rareté en pratiquant le “slow digital”», analyse Audrey Kabla, consultante, enseignante et auteur de Marque & Luxe (éditions Kawa). Pour Davy Teissier, fondateur et CEO de Disko, agence digitale et social media, le futur de ces marques se trouve avant tout dans l’innovation: «L’étape suivante réside dans la création de produits et de nouvelles expériences dématérialisées. C’est ce qu’on va rapidement attendre des marques de luxe et du style de vie qu’elles incarnent.»Enfin, il existe un autre enjeu, d’ordre plus philosophique. Pour Eric Briones, directeur du planning stratégique de Publicis et Nous, si le luxe a besoin des réseaux sociaux, l’inverse est aussi vrai. L’auteur de Luxe et Digital, stratégies pour une digitalisation singulière du luxe paru cette année aux éditions Dunod, précise: «Les algorithmes banalisent l’information et nous en sommes prisonniers. Le luxe et sa créativité peuvent remettre de la singularité dans le système en produisant des contenus qui nous élèvent et en assumant sa responsabilité d’éditeur culturel.» L’union sacrée, en quelque sorte.