Sur un marché en dents de scie, les experts du design font la preuve de leur capacité d’adaptation. Nouveaux métiers, internationalisation, recrutements, ils innovent à tous les niveaux.

Avec une inflation à 5 % et des enseignes de textile dans la tourmente, les agences de design spécialisées dans le retail, autrement dit, l’architecture commerciale, ont dû déployer des trésors d’adaptation en 2023. Dan Otmezguine, président de Stories, file une métaphore sportive : « On apprend le fractionné. Il faut composer avec des phases de grande intensité et des moments de récupération qui se prolongent. Beaucoup de projets démarrés l’année dernière ont été reportés. Heureusement, nous avons développé l’international depuis dix ans, qui représente aujourd’hui 30 % à 40 % de notre activité. » Durement affectée pendant la crise covid, l’agence a notamment travaillé pour le leader chinois des scooters électriques Tailg et le concept alimentaire Healthy Options aux Philippines.

Même problématique pour MV Design, ex-Market Value (3,5 millions d’euros de chiffre d’affaires, 28 personnes), qui a fait pivoter son activité vers l’hospitalité, les résidences seniors, les bureaux, les campus. L’agence vient de publier un livre blanc sur le design des lieux d’enseignement supérieur afin d’affirmer son expertise sur le sujet. « Historiquement, nous étions 100 % retail, désormais nous sommes à 60-70 %. Nous nous sommes diversifiés au-delà du commerce, témoigne Philippe de Mareilhac, président de MV Design. Nous gardons cependant de gros projets dans le retail avec des clients comme Kiabi, Auchan, Écoutez Voir. 2023 et 2024 ont été des années de réinvestissement dans les magasins. »

Premiumisation du marché

« Le retail a connu une chape de plomb avec le covid mais le premier trimestre 2024 a été à nouveau dynamique, abonde Thibault Saguez, directeur général de Saguez & Partners (35 millions d'euros de chiffre d’affaires, 110 personnes). Il y a une premiumisation du marché et une évolution vers des lieux d’expériences qui ne sont pas uniquement voués au commerce. » L’agence s’est fait une spécialité des projets de rénovation urbaine à l’échelle de quartiers, pour la ville de Hambourg avec Unibail notamment. Elle s’est également orientée vers la santé et l’éducation avec le CHU de Nantes, les nouveaux bureaux de Sanofi Consumer Healthcare à Neuilly-sur-Seine ou le campus Audencia à Saint-Ouen, où se trouvent ses locaux.

En ce premier semestre 2024, le fondateur Olivier Saguez cède officiellement la direction du groupe à un collectif d’associés dont son fils Thibault (lire P. 6). Il reste à l’agence, pour dispenser des masterclass aux nouveaux arrivants, une transmission indispensable pour perpétuer la culture particulière de la Manufacture Design, le nom de son siège. MV Design a repris son indépendance vis-à-vis de Team Créatif, tout en gardant des liens. Dragon Rouge (27 millions d'euros de marge brute, 240 personnes) accueille Jérôme Lhermenier, venu de FutureBrand, comme nouveau directeur général France, et Lonsdale (30 millions d'euros, 250 personnes), Cécile Ayed, ancienne dirigeante de l’agence de Singapour Why ?, rachetée en 2022.

Ces changements de gouvernance, auxquels il faut ajouter la transformation de W & Cie en W Conran Design au sein du groupe Havas pour constituer un réseau international, marquent une nouvelle ère pour ces agences emblématiques du marché français. « Les fondateurs de Dragon Rouge dirigeaient le groupe de façon centralisée, nous avons introduit une façon de travailler plus collaborative, avec la direction de la stratégie à Singapour, le new business à Londres, la création et les finances à Paris », souligne Renaud Deschamps, le PDG. L’agence a quitté ses locaux historiques de Suresnes pour le XVIIe arrondissement de Paris, afin d’être plus attractive pour les nouvelles recrues. « Dans un contexte d’inflation où les salaires augmentent mais où les clients nous demandent de baisser nos prix, nous ne pouvons évoluer qu’en augmentant notre volume d’activité et en recrutant les meilleurs talents. Le temps de transport pour venir travailler est un sujet incontournable », poursuit Renaud Deschamps.

À Lonsdale, le PDG, Frédéric Messian, revendique aussi une volonté de croissance « pour ne pas se laisser entraîner dans la spirale à la baisse des services achats ». « Nous avons la stratégie de devenir internationaux. Après Paris et Singapour, nous avons un projet à New York. Nous travaillons pour des clients comme Unilever, Heineken, L’Oréal, Renault que nous accompagnons en Asie et aux États-Unis. Notre taille nous permet d’investir », insiste-t-il. Lonsdale a recruté Michel Benhamou, venu de The Brandtech Group, pour diriger la nouvelle entité Ctrl Brand, dédiée à la production de contenus sur tous les canaux accélérée par l’intelligence artificielle.

Spécialisations recherchées

Aux côtés des grandes agences généralistes qui renforcent leurs expertises, de petites sociétés agiles développent des spécialisations recherchées par les annonceurs. C’est le cas par exemple de l’agence Gorille, spécialiste du motion design, l’identité de marque en mouvement, fondée en 2016 et qui réalise 20 % à 30 % de croissance annuelle dans un métier qui attire des clients prestigieux, comme Air France, Dior ou encore Enedis. « Beaucoup de grandes marques internalisent la fonction design et ont besoin de travailler avec des spécialistes, souligne Delphine Dauge, présidente de l’Association Design Conseil. Cela se retrouve parmi nos 36 adhérents, qui regroupent des experts du langage, du son, du motion design, du digital… »

Parmi ceux-ci, Joosnabhan se focalise sur les mots de la marque. Si l’on identifie communément le design aux signes visuels, les deux fondateurs, Valentin Joos et Pierre Nabhan, sont des obsessionnels du langage. « Avant même l’image, la marque doit s’interroger sur son positionnement et sa façon de s’adresser à ses différents publics. On travaille avec tous les secteurs, le luxe, les transports, les ONG. Libres à chacun d’aller chercher un prestataire spécialisé pour la mise en image », expliquent-ils. L’agence crée par exemple les éléments de langage pour Diptyque, Nespresso, WWF, et a conçu la plateforme de marque France.tv, récompensée d’un Grand Prix Stratégies en 2018.

Fondée en 2010 par deux pros de la communication, Pierre Berget et Alix Declercq, Be Dandy est un autre exemple d’agence en plein essor, qui étend son champ d’action au design d’intérieur, à l’accompagnement au changement, au community management sur les réseaux sociaux… « Il y a de plus en plus de champs d’applications de la marque, souligne Alix Declercq. Une marque vit à travers son portefeuille produits, ses événements, ses réseaux sociaux, ses enseignes. Mais au départ, il y a toujours une stratégie. Chanel et Fenty Beauty, la marque de Rihanna, ne vont pas s’exprimer de la même façon sur TikTok. » Et c’est aussi du design.

Dans un contexte où le consumer branding, le packaging de grande consommation, marque le pas, Team Créatif a trouvé un nouveau souffle dans la RSE. C’est une des rares sociétés du marché certifiée B Corp, un label qui mesure ses engagements sociétaux et environnementaux. « Désormais, 40 % de notre chiffre d’affaires vient de projets en accompagnement RSE, pour Lesieur, Beaba, Bonduelle notamment, relate Benoît de Lavarene, directeur général du groupe. Il y a trois ans, nous étions à 30 %. Parallèlement, nous menons un travail d’éco-conception, de réduction de la pollution numérique. Nous avons développé un logiciel pour réduire le taux d’encrage des packagings sans nuire à l’efficacité du design. Nous sommes actuellement dans une démarche de passage au statut d’entreprise à mission. » Comme ses confrères et consœurs, le dirigeant est lucide sur l’état du marché : « En 2024, nous avons une visibilité de quatre à six semaines. Dans nos métiers, l’agilité est un prérequis. »

L’IA au service du design

Le sujet de l’IA taraude les agences de design. La plupart utilisent la technologie dans les phases de réflexion stratégique ou créative, mais pas pour livrer le résultat final. « L’IA va transformer nos façons de travailler, on ne peut pas passer à côté, assure Philippe de Mareilhac, chez MV Design. Mais elle ne va pas produire toute seule un nouveau concept de magasin, qui implique de prendre en compte le parcours client, la réglementation et la dimension artistique. » « On n’a pas peur de l’IA, on l’utilise beaucoup pour aller plus vite sur certains travaux de base mais elle ne remplace pas les idées, affirme Kheireddine Sidhoum, co-CEO et directeur de création du groupe Dragon Rouge. Il ne faut pas confondre visualisation et création : l’IA permet de visualiser des idées mais derrière il y a tout un travail de "craft" et de réflexion en cohérence avec la marque. On veut être une agence qui génère des idées plutôt qu’une agence qui exécute de la création. » Rémy Koné, fondateur de l’agence spécialiste du motion design, Gorille, illustre l’intérêt de la technologie : « Dans les métiers du design, beaucoup de tâches chronophages peuvent être optimisées par l’intelligence artificielle. Par exemple, on peut générer plusieurs animations différentes à partir d’une seule vidéo. Cela ne remplace pas un directeur artistique mais cela permet aux créatifs de se concentrer sur des tâches plus gratifiantes. »

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