Au fil des années, les géants de Madison Avenue disparaissent des noms des agences qu'ils ont fondées : Young&Rubicam, Ted Bates... À l'ère des acronymes, les noms propres n'ont plus la cote, même si certains continuent à entretenir la mémoire de leur créateur. Devrait-on revenir à plus d'incarnation ?

C’est un destin comme on n’en fait plus, une vie-gigogne, un parcours romanesque à faire pâlir John Le Carré. Chétif rejeton d’une fratrie de cinq enfants, né en 1911 dans le Surrey, il a été tour à tour apprenti dans la cuisine de l’hôtel Majestic, sous les ordres de l’irascible chef Pitard, vendeur de cuisinières au porte-à-porte, sondeur chez l’institut Gallup, agent secret dans les services du contre-espionnage britannique pendant la Seconde Guerre mondiale, secrétaire d’ambassade à Washington, membre d’une communauté amish en Pennsylvanie… En 1948, David Ogilvy co-fonde à New York l’agence Hewitt, Ogilvy, Benson & Mather. 75 ans après, l’agence devenue au gré des décennies Ogilvy&Mather, puis Ogilvy tout court, continue à célébrer sa mémoire.

L’œil rieur de l’auteur de La Publicité selon Ogilvy suit, depuis les murs parisiens du campus WPP, les déambulations des équipes. Benoît de Fleurian, consulting principal et head of behavioural science chez Ogilvy Paris, a connu David Ogilvy, rencontré, toujours droit comme un «I», sur une compétition Perrier dans les années 1990. «Ogilvy, c’est une marque forte et quand on a une marque forte, on ne la change pas, résume-t-il. À tous les nouveaux arrivants, nous racontons son parcours, ainsi que ses “mottos”, toujours appliqués : “Divine discontent”, pour inciter à ne jamais être trop content de ce que l’on fait, ou “Gentlemen with brains”, pour évoquer le savoir-vivre nécessaire dans la publicité.» Sur les étagères de l’agence, les poupées russes qu’Ogilvy offrait à chaque nouveau collaborateur. Dans la plus petite, sur un papier roulé, ces mots signés de sa main : «Si on recrute plus petit que nous, nous serons une agence de nains. Si nous recrutons plus grand, nous serons une agence de géants.» Respect !

«Nous entretenons l’héritage de David Ogilvy. Dans les années 1990, le patron de l’époque, Miles Young, a décidé, alors que le métier était en plein boom digital, de remettre en avant les jeunes années de David, puis de créer un réseau à son nom, et enfin, de changer de logo en utilisant… la signature de David.» Quelque part, le goguenard patron aux mille punchlines, écrivain prolixe, champion avant l’heure du personal branding, doit sourire, la pipe vissée au coin des lèvres, devant le destin de ses anciens rivaux. Car tous les réseaux ne bichonnent pas autant la mémoire de leurs fondateurs. Disparu, le Erickson de McCann et Erickson ! Ensevelie, Bates, l’agence de Ted ! Dilué, le nom de J.Walter Thompson, contracté en JWT et devenu Wunderman Thompson !

Les patrons «aux fourneaux»

En 2023, VML abandonnait le «Y&R», acronyme du nom de deux fondateurs d’une des plus grandes agences de Madison Avenue : Young & Rubicam, «la Young», pour les intimes. Gabriel Gaultier, patron de Jésus&Gabriel, a bien connu «la Young», dont il était directeur de création. «Ce qui s’est passé avec Young and Rubicam est assez révélateur de la financiarisation de notre activité», analyse-t-il. Dans un registre plus hexagonal, le créatif se souvient d’un temps, celui des années 1980, «où l'acronyme ne régnait pas et où l’on sentait bon la France qui entreprend avec des Mouillard et Mouillard, Bernard Moors et Associés, Marello & Veyrac, Marcel Germon, Safronoff & associés, l’inénarrable Homsy-Delafosse, le fameux Robert & Partners de Daniel Robert… Quant à la tour Ted Bates, elle trônait au bout du Pont de Neuilly, au temps de sa splendeur avant de devenir Red Cell, puis… Steak. Vanités !»

Aux côtés de Pierre Callegari, Pierre Berville a fondé son agence, Callegari Berville, à l’aube des eighties. «C’était un peu la mode, avec des noms d’agence comme Jean & Montmarin… Cela voulait ainsi signifier au marché qu’on mettait davantage en avant le conseil que l’achat d’espace, un peu comme une firme d’avocats.» Dans un scénario bien connu, Callegari Berville a été racheté par Grey, devenant Callegari Berville Grey, avant de disparaître. «Lorsqu’on est une nouvelle agence, la notion d’implication est très importante pour les annonceurs, il s’agit de montrer que les patrons sont aux fourneaux. Quand les agences se revendent et se réorganisent, l’implication personnelle des fondateurs devient plus problématique», explique-t-il. 

Qui de l’effacement progressif des noms des dieux de Madison Avenue, des pères fondateurs de la publicité ? On le sait bien : la publicité est un métier sans mémoire… «À part Ogilvy, il y a peu d’agences dont on se souvient du fondateur… Dans l’acronyme DDB, on se rappelle évidemment de Bill Bernbach, mais Doyle et Dane, ses cofondateurs ?». Même constat pour Pierre Berville. «Parfois Rome n’est plus dans Rome… Dans BETC, le “TC”, Éric Tong Cuong, n’est plus là, parti fonder La Chose. Les frères Saatchi, Maurice et Charles, ont quitté le groupe qu’il ont cofondé en 1995, créant de leur côté M&C Saatchi… Cela crée une dissonance cognitive. Le problème avec ce genre de noms d’agences, c’est que les personnes bougent, se fâchent, disparaissent…»

Une question d'ego

Finalement, aujourd’hui, «le plus inquiétant, ce n’est pas que les noms des fondateurs d’agence disparaissent, c’est que l’on ne sache pas qui est à leur tête…», regrette Gabriel Gaultier. Celui-ci croit à un retour de la personnalisation, de la chair. «Il est révélateur qu’un groupe aussi désincarné qu’Accenture ait racheté Droga5, dont le nom est justement si incarné, si intime : il raconte l’histoire de la mère de David Droga qui cousait des étiquettes sur les vêtements de ses enfants avec leur numéro – David Droga était le cinquième. C’est comme si mon agence avait le petit nom que me donnaient mes parents quand j’étais gosse…»

Ces ontologiques questions de naming portent surtout en eux, selon Pierre Berville, «la question de l’ego. Les Jean Feldman, Jacques Séguéla, le regretté Philippe Michel n’étaient pas de timides violettes cachées sous la mousse rassurante du nom générique… Mais aujourd’hui, la méfiance est de mise face à l’ego.» Une anecdote fameuse sur notre espion-publicitaire, David Ogilvy, ne raconte pas autre chose. Dans les années 1980, la question du nom d’Ogilvy & Mather et de son changement éventuel se posent. Sans doute la bouffarde au bec, Ogilvy lâche : «It is a terrible mistake to change a company's name. But if you do change it, you don't need the Mather.» [C’est une terrible erreur de changer le nom d’une agence. Mais si vous le changez, pas besoin de Mather]. Décidément, respect.

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