Ce n’est pas la première fois que des discussions entre les deux parties ont lieu. À quand remontent les premiers contacts ? Quand l’opération a-t-elle été officiellement bouclée ?
Yannick Bolloré. C’est un événement très important pour Buzzman comme pour Havas. Nous avons entamé les échanges il y a maintenant cinq ans. Nous suivons le développement de Buzzman avec admiration et c’est donc une grande joie d’accueillir Georges et ses équipes au sein de la famille Havas. Cette opération s’inscrit dans une stratégie claire : mettre au cœur de nos offres le conseil stratégique, l’idée et la création. La France est un pays très important pour le groupe, qui s’y est créé en 1835. C’est un marché sur lequel il reste un leader et sur lequel Buzzman représente une des agences créatives les plus primées au cours des dernières années.
Georges Mohammed-Chérif. Le deal a été bouclé au cours de l’été et même assez récemment finalement.
Dans ce cas, pourquoi maintenant et pas auparavant ?
GMC. Il y a cinq ans, ce n’était pas le moment pour l’agence, les conditions n’étaient pas réunies. Je pense qu’on est arrivé à une sorte de maturité qui fait qu’on se sent suffisamment fort pour être au sein d’un groupe comme Havas. Paradoxalement, plus tu es fort, plus tu es prêt à partager ton développement. Parce que moins tu es fort, plus tu es potentiellement à la merci. Ce n’est pas pour cela qu’on avait dit non à l’époque, il y avait d’autres raisons, mais aujourd’hui on est arrivé à un accord où chacun est à sa place et où chacun a l’impression de faire un bon deal. De toute façon, quand on fait un deal, c’est que les deux parties pensent que c’est dans l’intérêt des uns et des autres. Nous aussi, on s’est posé la question : qu’est-ce qu’on peut apporter et qu’est-ce qu’eux peuvent nous apporter ? Ces dernières années ont été exceptionnelles, depuis la campagne Meetic, qui nous a permis de changer de dimension, jusqu’à la campagne PMU, sortie récemment. Et bien entendu, d’autres groupes de communication et même des cabinets de consulting sont venus nous sonder. L’idée était aussi d’avoir un partenaire rassurant pour les clients et les équipes. C’est le cas.
Le chiffre de la transaction d’environ 22 millions d’euros a été évoqué. Le confirmez-vous ?
YB. Ce qu’il faut savoir, c’est que l’agence Buzzman réalise plus de 12 millions de marge brute annuelle et que la structure de la charge fait que le montant sera calculé avec les résultats des cinq prochaines années.
GMC. Le système de earn out change la valorisation, c’est compliqué de donner un chiffre précis. Mais le montant que vous avancez est proche de la réalité…
Qu’est-ce qui a fait pencher la balance en faveur de l’offre d’Havas ?
GMC. Il y a des raisons assez simples pour lesquelles cela s’est fait. Tout d’abord, c’est un groupe français. On a la même culture, on est dans la même ville, c’est idéal pour avancer ensemble et si des soucis viennent à se présenter, c’est plus simple pour régler les choses. Deuxièmement, c’est la nature du deal. Les dirigeants de Buzzman vont rester les mêmes, nos locaux restent les mêmes, tout comme nos clients. De notre côté, nous allons pouvoir tirer profit de certains atouts du groupe Havas comme la data, les études sur les consommateurs et l’expertise média. On a souvent gagné des pitchs grâce à l’approche média mais on le faisait un peu empiriquement. Là, on va se doter d’un outil ambitieux et professionnel, tout en gardant une part d’intuition qui nous caractérise. L’aspect humain, dans un mariage, compte aussi énormément. Outre Yannick, Matthieu de Lesseux a aussi été un des rouages essentiels, tout comme François Laroze, chief financial officer de Havas. Le maître mot a été : « Ne changez rien, continuez à briller ! ». Et on est là pour ça. Clairement, cela peut paraître prétentieux, mais on va être encore meilleurs. Et après l’earn out, si tout se passe bien, je serai peut-être encore là pour emmerder le marché. Donc si certains pensent qu’il leur reste cinq ans à tenir, ils font erreur (rires) ! Enfin, pour Havas, mettre sur la même ligne Rosapark, BETC ainsi que Buzzman et disposer de ce trio, c’est avoir la plus belle écurie sur le marché.
Ces agences vont forcément se retrouver en concurrence frontale. Comment comptez-vous opérer ?
YB. L’idée c’est d’avoir des offres alternatives de grande qualité pour les clients. Chacune de ces agences est excellente stratégiquement et créativement. Elles sont également assez différentes dans leur ADN. Ce qu’on ne veut surtout pas lorsqu’on fait ce type d’acquisition, c’est casser la dynamique de l’agence qu’on intègre. Ce qu’on cherche à faire, c’est maintenir ce qui existe et ce qui fait son succès en lui donnant de l’autonomie, tout en supportant dans le même temps son développement en lui donnant accès à des capacités d’investissement si besoin, un réseau international, des outils de recherche propriétaires et des études pertinentes, et bien sûr, les expertises de nos autres métiers : médias, événementiel, PR...
Des craintes existent-elles côté Rosapark ou BETC ?
YB. Buzzman préexistait, donc ça ne change rien si ce n’est que si Buzzman gagne, cela fera avancer le groupe dans son ensemble, qui peut aussi compter sur l’offre consumer et créative de Havas Paris qui a intégré Humanseven. Et puis, faire partie d’un groupe qui investit dans la création, c’est plutôt un signal rassurant me semble-t-il.
GMC. Ce sont des entreprises avec lesquelles il y a un respect mutuel. Et puis c’est toujours plus sympa de se faire battre par une agence qui fait de bonnes campagnes.
L’international pourrait-il occuper une part plus importante du business chez Buzzman ?
GMC. Non. Même si dans le cadre d’un appel d’offres international ou européen, c’est plus vendeur d’avoir des antennes partout plutôt que d’être uniquement à Paris. L’idée est de conserver la croissance telle qu’on la connaît depuis cinq ans. On n’a pas pour ambition à terme d’être 500 personnes et de disposer de filiales à l’international. On se concentre sur le marché français même s’il n’est pas exclu qu’on aille sur des pitchs internationaux.
Comment définir la culture d’entreprise de Buzzman ?
GMC. C’est beaucoup de bon sens finalement. Il y a un aspect très humain, très familial. C’est aussi la culture de l’audace et de l’anti-peur. Je ne me sens pas proche des gens qui ont peur et ceux qui ont peur de l’échec. C’est un travail de tous les jours. Il y a aussi une unité de pensée dans l’agence dont je suis fier.
Le fait que votre nom, Georges Mohammed-Chérif, soit apparu dans un article du Monde au printemps dernier en plein #Metoopub a-t-il eu une incidence sur le processus ?
GMC. Pas du tout. Havas fait preuve, comme il se doit, d’une vigilance absolue sur ce sujet et a exigé des éléments sur tout ce qui a pu être rapporté me concernant. Nous avons mené un audit interne pour permettre à nos collaborateurs de faire remonter de façon anonyme les éventuels cas de harcèlement auxquels ils auraient pu être confrontés, et il n’en est ressorti aucun signalement. Au sein de l’agence, il n’y a jamais eu le moindre débordement.
Quand Publicis investit beaucoup sur le marketing et la techno, Havas semble privilégier un axe créatif. Les deux groupes sont-ils en train de changer de chemin ?
YB. Havas a toujours fait le choix de la créativité et continuera. Le cœur de notre stratégie, c’est de développer ce qui rend notre métier inimitable, à savoir le conseil stratégique en communication, la création d’idées et la créativité au sens large, incluant le content et l’entertainement. C’est très important d’investir sur ce volet car j’ai bien peur que les métiers purement IT aient tendance à devenir des commodities, avec à la clé une valeur ajoutée plus faible. Chez Havas, on veut être le meilleur groupe dans le conseil stratégique, dans la création de campagnes, dans le delivery… Autrement dit, les métiers à très forte valeur ajoutée. Je suis d’ailleurs heureux de voir que le secteur de la publicité intéresse de plus en plus d’industries, c’est le signe que nous offrons quelque chose qui n’a pas d’équivalent ailleurs. Ce qui est amusant, c’est de lire dans les mêmes journaux que l’avenir de la publicité s’assombrit mais que, paradoxalement, des intéressés - au premier rang desquels les groupes de consulting - veulent acheter les groupes publicitaires.
Certes, mais le marché de la publicité n’a plus les mêmes taux de croissance que par le passé, comme le soulignait dramatiquement Mercedes Erra à Bercy cet été.
YB. La croissance a certes été plus modeste ces dix dernières années. On a eu deux moteurs de croissance très forts dans l’industrie au début des années 2000 : l’émergence des classes moyennes dans les pays à forte croissance et le digital. Mais là où il faut faire attention - et Mercedes a raison, c’est que si on ne reste pas sur des offres à forte valeur ajoutée, nos talents vont diminuer et nos marges, baisser. C’est un cercle vicieux. Le mouvement qu’opèrent Havas et Buzzman est en ce sens un vrai signal de résistance. Buzzman est certainement l’une des agences les plus stratégiques en France, et pas seulement parmi les indépendantes. On loue souvent sa créativité mais il n’y a pas que ça.
GMC. Un groupe comme Havas regarde aussi les chiffres. On est très profitable, on n’est pas une agence de saltimbanques. Le discours de Mercedes, c’était un signal d’alarme. La correction financière des agences de pub a été tellement violente ces dernières années qu’à un moment, il faut des personnalités phares comme elle pour mettre un coup de frein. C’est aussi une façon de dire : « Ok, on a baissé nos rémunérations, mais il y a une frontière à ne pas franchir. » Chez Buzzman, on considère que notre valeur, il faut la payer.
À lire :
- Havas/Buzzman : le décryptage du rachat
Chiffres clés :
140. Nombre de salariés de Buzzman.
12,3 millions d’euros. Marge brute de Buzzman en 2018.
20 000. Nombre de collaborateurs du groupe Havas dans le monde.
2,32 milliards d’euros. Chiffre d’affaires 2018 du groupe Havas (1,114 milliard au premier semestre 2019 pour un revenu net de 1,06 milliard d’euros).
Buzzman en dates :
2006. Création de Buzzman par Georges Mohammed-Chérif.
2008. Premier Grand Prix Stratégies pour Zaoza (« Magic »), six suivront.
2009. Thomas Granger, alors directeur associé chez DDB, rejoint l’entreprise au poste de directeur général pour faire évoluer Buzzman vers un modèle d’agence intégrée. Premier Lion à Cannes pour Yamaha (« Volume Max »), 25 suivront.
2010. Campagne virale pour Tipp-Ex (« A hunter shoots a bear ») qui propulse l'agence sur le devant de la scène internationale.
2011. Désignée « Best international small agency of the year » par Ad Age.
2013. Gain de Meetic, budget qui donne à l’agence une autre dimension et change la perception du marché français. En résulteront de nombreux gains structurants (Ikea, Ouibus, Huawei, Oreo, Milka…).
2014. Gain de Burger King.
2016. Buzzman passe le cap des 100 salariés. « Agence de l’année » aux Effie France et premier Grand Prix Effie pour Meetic.
2017. Gain de Boursorama Banque.
2018. Gain de PMU.
2019. « Agence française la plus créative » selon l’étude BVA Limelight.